« La Forme de l’Eau » - Film américain de Guillermo del Toro – 123’
Etats-Unis 1962. Dans son petit appartement encombré, au-dessus d’un cinéma, une jeune femme muette, Elisa Eposito (Sally Hawkins), se réveille, fait rapidement sa toilette, prépare son déjeuner à base d’œufs durs, prend l’autobus et arrive en retard à son travail : une base ultra secrète de l’armée américaine. Là, elle rejoint son amie Zelda Fuller (Octavia Spencer), une robuste femme noire, pétrie de bon sens, « technicienne de surface » comme elle. Leur travail :
« balayeuses de pisse, nettoyeuses de merde ». Dans ce monde secret, souterrain, oppressant, où elles ne cessent de récurer à grandes eaux, arrive, sous bonne garde, un imposant container rempli d’un liquide : il contient une créature étrange, un homme amphibie, dépourvu de langage humain. Bien que très surveillé par les autorités militaires qui ne savent qu’en faire, cette étrange créature, sorte de cauchemar aquatique, finit par communiquer avec Elisa. Mais le colonel Richard Strickland (Michael Shannon), homme violent, veille, ainsi que le docteur Robert Hoffsteler (Michael Stuhlbarg). L’homme amphibie est de plus en plus maltraité par les militaires qui finissent par décider de s’en débarrasser, n’arrivant à rien lui soutirer. C’est alors qu’Elisa, aidée par Zelda, et le docteur compatissant, décide de le faire évader. Elle l’amène chez elle, dans son petit appartement, et l’installe dans sa baignoire pour qu’il survive tant bien que mal.
Le 10ème long métrage de Guillermo del Toro (53 ans) est un film hybride, variation autour du thème rebattu de la « Belle et la Bête ». Mais la Belle n’est pas si Belle : c’est une jeune femme esseulée, muette, quoique que volontaire. La Bête est un hominidé amphibie venu des profondeurs d’un lac sud-américain et ressemblant à « l’Etrange Créature du Lac Noir » (1954), film d’épouvante américain en 3D de Jack Arnold. L’histoire se déroule sur fond de guerre froide avec des espions soviétiques peu discrets, reconnaissables à leurs dégaines complotistes. Il faut y ajouter l’amie noire d’Elisa, Zelda, qui n’a pas la langue dans sa poche, un peintre homosexuel, voisin de palier d’Elisa, et un militaire américain violent, borné, soumis à un général qui l’est tout autant. Le metteur en scène coscénariste secoue le tout et nous livre, contre toute attente, un cocktail poétique sur la découverte de l’autre, la tolérance, l’amour qui nait de l’altérité, du mystère de l’autre.
En dépit de son allure peu engageante, de son absence de langage humain, la « chose » attire inexorablement Elisa, d’abord par compassion, puis par le désir irrépressible d’autrui, fruit défendu de ses frustrations: c’est une étrange alchimie que l’amour accomplit !
Guillermo del Toro est un cinéaste d’origine mexicaine, tout comme Alfonso Gonzales Inarritu (Babel - 2006, The Revenant - 2016), Alfonso Cuaron (le Fils de l’Homme - 2006, Gravity - 2013) qui ont, par leurs talents propres, innervé ces dernières années le cinéma américain en tournant des films hors format à budgets confortables, sans se laisser happer par les contraintes artistiques que ces films à gros budgets imposent. Ils ont su garder l’art du bricolage, des effets spéciaux primaires inventés par Georges Méliès que Guillermo del Toro cite comme un de ses maîtres. La magie cinématographique est là dans toute sa puissance émotionnelle née de la simplicité des trucages : aucune image de synthèse ne créera ces émotions. Avec un « petit budget » (19,5 millions $ tout de même !), le cinéaste, par son inventivité visuelle, fait merveille.
Le récit cinématographique est tramé par des constantes qui maintiennent le récit en son centre malgré de nombreuses péripéties dignes d’un thriller : l’eau omniprésente, la télévision aux jeux débiles qui a vidé les salles de cinéma, la musique envoûtante d’Alexandre Desplat, compositeur français, qui lie avec fluidité les scènes entre elles, et déroule harmoniquement le ruban de l’hymne à l’amour.
Guillermo del Toro affirme qu’il a enfin réalisé son « film français » en hommage aux premiers maîtres du cinéma muet. C’est son meilleur film depuis « Le Labyrinthe de Pan » (2006) où sa magie visuelle sous-tend un propos intéressant, absent des grosses machines américaines pétries de violence gratuite qui nous assomment mois après mois.
Le film présenté en compétition officielle à la Mostra de Venise 2017 a obtenu le Lion D’Or. Il est également nominé treize fois à la cérémonie des Oscars qui aura lieu sous peu de jours (dans la nuit de dimanche à lundi).
Jean-Louis Requena