1er Partie : du néo-réalisme au Guépard (1942/1963)
Drame historique et drame intime (1952/1957)
En 1953 Luchino Visconti travaille sur une nouvelle de l’écrivain italien Camillo Boito (1836/1914), Senso (1954), librettiste attitré de Guiseppe Verdi. Comme de coutume dans le cinéma italien, il est secondé par une escouade de scénaristes plus ou moins attitrés : Suso Cecchi D’amico (1914/2010), Giorgio Nassani, et pour les dialogues de Tennessee William et Paul Bowles (1910/1999) ! En 1866 en Vénétie, toujours sous le contrôle des autrichiens, une manifestation nationaliste italienne interrompt la représention du Trouvère à la « Fenice », l’opéra de Venise. L’organisateur de cette manifestation, le marquis Roberto Ussoni (Massimo Girotti) provoque en duel le lieutenant autrichien Franz Mahler (Farley Granger) bel officier veule et bientôt déserteur. La comtesse Livia Serpieri (Alida Valli) cousine du marquis Ussoni dont elle partage les opinions politiques quant à l’unité de l’Italie, fait à cette occasion la connaissance du lieutenant. Elle s’en éprend éperdument et perd toute raison …
C’est le premier film en couleur du réalisateur. Le procédé Technicolor est « poussé » à son paroxysme grâce à un jeune chef opérateur : Giuseppe Rotunno (1923). Les costumes somptueux dans une Venise funèbre sont du français Marcel Escoffier (1910/2001) et de l’italien Piero Tosi (1927/2019) qui sera dorénavant le costumier attitré de tous les films du réalisateur. Le cinquième long métrage de Luchino Visconti est comme « enveloppé » dans une musique quelque peu funèbre : la 7 ème symphonie en mi majeur d’Anton Bruckner (1824/1896). Senso (115’) se déroule dans l’Italie du « Risorgimento » ou l’armée italienne subit la grave défaite de Custoza (juin 1866).
Le somptueux drame historique présent en sélection officielle à la Mostra de Venise, n’obtient rien d’autre que des quolibets de la critique (oser attenter à « l’Intouchable Risorgimento » !) qui préféra attribuer « Le Lion d’Or » à un film moins dérangeant, consensuel : Giuletta e Roméo de Renato Castellani.
Après deux mises en scène d’opéra, à « La Scala » de Milan, pour Maria Callas (La Vestale de Gaspare Spontini – 1954, et La Somnambula de Vincente Bellini -1955) qu’il a rencontrée chez des amis, Luchino Visconti décide de tourner un long métrage fort éloigné de son précédent : Nuits blanches (Le notti bianchi – 1957) adapté par lui même et l’inévitable Suso Cecchi D’Amico d’après la nouvelle de Fiodor Dostoïevski (1821/1881). Une nuit, Mario (Marcello Mastroianni) rencontre sur un pont, au bord d’un canal, Natalia (Maria Schell) en pleurs. Elle attend un homme qui lui a donne rendez-vous sur ce pont un an auparavant… Le film est entièrement tourné dans les studios de Cinecitta avec un immense et unique décor. Ce long métrage est « un noir et blanc » contrasté, mis en image par le chef opérateur de Senso, Giuseppe Rotunno lequel sculpte la lumière à travers les brumes de cette ville fantôme (Livourne ?). Les décorateurs ont créé une sorte de petite Venise hivernale, triste, cafardeuse où la réalité et le rêve s’entremêlent indistinctement. C’est un film en rupture avec le précédent, Senso (1954), en couleur et onéreux, qui rejoint (en partie) la veine néo-réaliste des Amants Diaboliques (1942).
En 1957, à la 18 ème Mostra de Venise Les Nuits blanches obtient le Lion d’Argent. Cette même année, Luchino Visconti achète à Ischia une belle demeure surplombant la mer tyrrhénienne : La Villa Colombia.
Après Les Nuits blanches, Luchino Visconti délaisse provisoirement le cinéma pour se consacrer à la mise en scène d’opéra : Anna Bolena de Gaetano Donizetti, Iphigenie en Tauride de Christoph Willibald Gluck, ces deux spectacles avec Maria Callas (1923/1977 à « La Scala » de Milan, et un Don Carlos de Giuseppe Verdi au Covent Garden de Londres.
Point final au néo-réalisme : « Rocco et ses frères » (1960)
Luchino Visconti a affirmé avec force qu’il avait ouvert la voie du néo-réalisme (Les Amants Diaboliques) en 1942 et qu’il l’avait refermé avec son film : Rocco et ses frères (Rocco e i suoi fratelli) en 1960. Son point de vue est incontestable. L’inévitable Suso Cecchi D’amico propose un sujet adapte du roman « Le pont de Ghisolfa » (Il ponte della Ghisolfa - 1958) de Giovanni Testori (1923/1993). C’est une production franco-italienne (Titanus et Les Films Marceau), ambitieuse tournée en noir et blanc par le chef opérateur habituel du réalisateur : Giuseppe Rotunno. Luchino Visconti secondé par Vasco Pratelini découpe le long métrage (169’ version courte, 192’ minutes version intégrale) en « blocs narratifs » autour des cinq frères de la famille Parondi : Rocco la bonté (Alain Delon), Simone le violent (Renato Salvatori), Vincenzo (Spyros Fokas), Ciro (Max Cartier) et Luca (Rocco Vidolazzi). Chaque fils Parondi, paysans exilés de Lucanie (Mezzogiorno), arrivés par le train en gare de Milan, avec leur mère, Rosaria (Katina Paxiou), représente un archétype. Chacun tente, avec plus ou moins de bonheur, de s’intégrer dans une société industrielle, fuyant ainsi la misère d’une société pastorale sans avenir. Rocco et ses frères rappelle dans sa structure narrative, le roman de Fiodor Dostoïevski : Les Frères Karamazov. Il en a la complexité et l’ampleur descriptive.
Rocco et ses frères est l’épitomé du mouvement néo-réalisme dans il marque la fin. Le film que le réalisateur a porté de bout en bout, y compris contre les producteurs, révèle au public des acteurs alors peu connus, parfois gauches, mais transcendés par la direction d’acteur (implacable) de Luchino Visconti : Alain Delon (Rocco), Annie Girardot (Nadia), Renato Salvatori (Simone) et Claudia Cardinale (Ginetta, la fiancée puis femme de Vincenzo).
Rocco et ses frères obtient le Lion d’Argent à la Mostra de Venise 1960. Le Lion d’Or étant été attribué …. Au Passage du Rhin du français André Cayatte.
En 1961, Luchino Visconti, toujours actif au théâtre (3 pièces !) participe à un film franco-italien de quatre sketches : Boccace 70 dont il partage l’affiche avec Federico Fellini (Les tentations du docteur Antoine), Mario Monicelli (Renzo et Luciana) et Vittorio de Sica (La Loterie). Son sketch Le Travail (Il Lavoro) de 46 minutes met en évidence le talent de Romy Schneider (1938/1982) dans le rôle de Pupe, une call-girl occasionnelle.
Un chef d’œuvre : Le Guépard (1963)
Dès l’automne 1961, Luchino Visconti commence la rédaction, aidé de quelques collaborateurs de sa grande œuvre : Le Guépard (Il Gattopardo) tiré de l’unique roman éponyme et posthume de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1958). En mai 1860, Garibaldi et ses chemises rouges débarquent en Sicile, à Marsala, afin de renverser les Bourbons. Le Prince Don Fabrizio Salina (Burt Lancaster) assiste à cet épisode sans s’émouvoir alors que son neveu bien aimé, Tancrède (Alain Delon), participe activement au mouvement garibaldien. Le Prince Salina est un « guépard » qui voit le déclin inexorable de la noblesse et la montée d’une nouvelle bourgeoisie riche, inculte et arrogante. Le Prince déclare « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ». Pour favoriser la carrière de son neveu désargenté il consent à son mariage avec Angelica Sedara (Claudia Cardinale) fille d’un riche propriétaire, Don Calogero Sedara (Paolo Stoppa), maire du village de Donnafugata, résidence d’été de la famille du Prince Salina. Comme de coutume un pool (4 sont crédités !) de scénaristes, menée par Suso Cecchi D’Amico, travaille à l’adaptation du roman historique. Le Guépard est une production franco-italienne (Titanus, Pathé Cinéma) dont le budget important dépasse les capacités financières des deux compagnies européennes. Celles-ci négocient la distribution sur le territoire des États-Unis avec Twentieth Century Fox, ce qui sera à l’origine d’un désastre commercial en Amérique du Nord. Le Guépard filmé en couleur et en Super Technirama 70 mm (format original 2.35 :1) est coupé au montage avant son exploitation : version 153 minutes (version réalisateur : 205’ !) et finalement une version définitive de 178’ (européenne). La photo sublime (Technicolor) de Giuseppe Rotunno est abimée par des « tirages bon marché » que Luchino Visconti ne cessera de son vivant de dénoncer. Le film ne sera restauré, durée et images … qu’en 2010 !.
Le film est d’une beauté formelle éblouissante (bal final de 45 minutes), d’un rythme majestueux, lent sans être ennuyeux, ou les principaux personnages sont « exposés » dans leur complexité par leurs paroles mais aussi par les décors naturels où ils se meuvent.
C’est avant la lettre, le film testament du réalisateur qui a tenté, et réussi, à confronter sa vision esthétique d’un monde qui s’effondre (l’aristocratie) avec celui de l’apparition d’un monde nouveau (la bourgeoisie) gangrené par le pouvoir et l’argent. Alain Delon, acteur assistant au cours des longs mois de tournage à la fabrication du Guépard dira du réalisateur : « le Prince c’était lui. Le film est son autobiographie. Chaque geste que fait Burt Lancaster, c’est lui, Visconti ».
Le Guépard obtient la Palme d’Or au Festival de Cannes 1963. Sorti en France en juin 1963, il sera un grand succès au box-office : 3,7 millions d’entrées.
A suivre (2ème Partie : Trilogie allemande et derniers feux 1964/1976)
Légende : Delon dans « Le Guépard » : Visconti ébloui