Les Amis d'Arnaga avaient assurément choisi le meilleur moment pour évoquer « En prélude à la Guerre de 14 : Edmond Rostand, Léon Bonnat, Eugène de R. de La Cerda et l’Alliance Franco-Russe en marche », alors qu’en même temps les musées du Kremlin à Moscou accueillent une exposition unique d’armes, vêtements, ustensiles, portraits et documents rares, dont l’Évangéliaire apporté en dot par la fille de Yaroslav le Sage, Anna Yaroslavna, devenue l'épouse d’Henri Ier au XIème siècle, et sur lequel juraient les rois de France lors de leur couronnement à la cathédrale de Reims… tous ces objets avaient connu l’élaboration et l’évolution mille ans de relations entre la Russie et la France !
Le grand salon de la belle demeure d’Edmond Rostand était bien rempli, avec au premier rang le député Vincent Bru et l’adjoint à la culture de Cambo Robert Poulou afin d’écouter le conférencier Alexandre de La Cerda qui avait également disposé sur des tables d’exposition des éléments de sa documentation sur l’Alliance Franco-Russe, avec des albums, des photos, des journaux d’époque, et en particulier les documents originaux en relation avec la fameuse soirée de réception des souverains russes au château de Compiègne à laquelle avaient participé Edmond Rostand et Rosemonde Gérard.
Nous sommes en mai 1901, la famille d’Edmond Rostand vient de quitter Cambo pour s’installer au château de Saint-Prix dans la forêt de Compiègne où l’écrivain va préparer son élection à l’Académie Française, sur les recommandations de son ami l’académicien Jules Claretie qui lui organise tout le travail : romancier, dramaturge et chroniqueur de la vie parisienne - il collaborait à de nombreux journaux sous divers pseudonymes, en particulier au Figaro et au Temps, Claretie dîne à l'Élysée, il est de toutes les fêtes, reçoit les souverains, est en relation avec les ministres et les ambassadeurs.
Notons qu’en 1894, Claretie avait écrit pour Massenet, ami de la famille de Rosemonde Gérard à qui il avait offert ce magnifique piano, Claretie avait donc écrit le livret de « La Navarraise ». Président de la Société des gens de lettres et administrateur général de la Comédie-Française, il avait été élu à l’Académie en 1888.
Et en dehors de son entregent, c’est, comme toujours, Rosemonde qui joua pour son mari le rôle de « relations publiques » : c’était à elle qu’il revenait de subjuguer tour à tour chaque membre de l’Académie ainsi que les nombreuses personnalités des Arts et des Lettres reçues à Saint-Prix.
Maurice Rostand décrira cette propriété avec son jardin et ses cygnes qui exhalait « un charme émané du XVIIIème siècle, un charme frivole et mélancolique qu’eussent aimé Jean-Jacques et Watteau »…
Ce cadre idyllique exercera son influence sur le compliment à l'impératrice de Russie que rédigera Edmond Rostand.
Finalement, au bout de quelques éprouvantes semaines, Rostand est élu à l’Académie le 30 mai, après six tours de scrutin par 17 voix contre 14 à l’historien Frédéric Masson.
Les représentations de « L’Aiglon » reprennent à l’occasion du 14 juillet et c’est sur ces entrefaites qu’en septembre, Edmond Rostand va participer à l’accueil des souverains russes au château de Compiègne, non loin de la résidence de la famille Rostand à Saint-Prix.
Rappelons à ce propos que la France, défaite en 1870, n'acceptait pas l'amputation de l'Alsace-Lorraine et rêvait de la «revanche». La nouvelle politique de Guillaume II, l'empereur d'Allemagne (alliance avec l'Autriche-Hongrie plutôt qu'avec la Russie), la rivalité austro-russe dans les Balkans et le besoin de capitaux - les fameux emprunts russes - poussent l’empereur Alexandre III à un rapprochement avec Paris en 1891. C'est pour la France la fin de l'isolement. La visite d'une escadre française à Cronstadt, en juillet 1891, puis celle d'une escadre russe à Toulon, en octobre 1893, provoquent un enthousiasme réciproque. Un projet de convention militaire, signé en août 1892, est entériné en décembre 1893.
Fidèle à la politique de son père, l’empereur Nicolas II vient en France dès octobre 1896 et visite Cherbourg, Paris et le camp de Châlons. Puis, quand Nicolas II accepte l'invitation de l'empereur Guillaume II à assister à une revue de la marine allemande, la France obtient elle aussi la venue du tsar. Le couple impérial se rend donc en France du 19 au 21 septembre 1901. Trois étapes sont prévues: Dunkerque, Compiègne et Reims, les souverains repartant ensuite pour Darmstadt, patrie de la tsarine, née Alice de Hesse.
Le choix de Compiègne s'explique par sa situation - non loin de Reims et à proximité de Paris; le président de la République, Emile Loubet, grand chasseur et connaissant à ce titre le palais de Compiègne, l'estime seul digne d'abriter ses invités. Abandonné depuis 1870, le château est alors en partie démeublé et il fallut tout réaménager. L'électricité sera fournie à partir de machines installées «à tous les diables». La sécurité est assurée par une nuée d'agents. Les appartements de l'empereur sont affectés au tsar et ceux de l'impératrice à la tsarine, tandis que leur suite loge dans l'appartement de Marie-Antoinette. Le président Loubet et les ministres sont logés dans d'autres parties du château.
Le mercredi 18 septembre, le couple impérial arrivent à Dunkerque où ils sont accueillis par Emile Loubet, Armand Fallières, président du Sénat, Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, Waldeck-Rousseau, président du Conseil, et Delcassé, ministre des Affaires étrangères. L'escadre française est passée en revue.
A Compiègne, 20 000 visiteurs, venus par des trains spéciaux, se pressent, sans compter les 11 000 hommes de troupe qui, alignés le long des trottoirs, contiennent la foule ou escortent le cortège officiel. Le mauvais temps provoque un grand retard et le train présidentiel n'arrive à la gare de Compiègne qu'à 8 heures du soir. Alphonse Chovet, le maire, accueille les souverains et offre à l'impératrice un bouquet de bruyères de la forêt, dans un vase en argent massif. Des landaus conduisent les personnalités au château. Mmes Loubet, Waldeck-Rousseau et Delcassé accompagnent la tsarine et Emile Loubet le tsar jusqu'à leurs appartements respectifs.
Le jeudi 19, les invités - sauf les dames - partent pour Reims assister à de grandes manœuvres, puis visiter la cathédrale, et ne reviennent à Compiègne que pour le dîner.
Enfin, le vendredi 20 se passe tout entier à Compiègne. Les souverains se promènent à pied dans le parc, déjeunent dans l'intimité et reçoivent en audience. Suivent une visite en voiture du grand parc puis le baptême du petit-fils du marquis de Montebello - ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg - dont le tsar a accepté d'être le parrain. La journée s'achève par un fastueux dîner dans la galerie de bal puis une représentation au Petit Théâtre aménagé par Louis-Philippe.
Les autorités avaient convié une centaine de personnalités et a apporté la vaisselle de l’Élysée afin de mettre les petits plats dans les grands. Leurs Majestés entrent dans la galerie du bal où ont été dressées les tables, étincelantes de cristaux, éclairés par quatorze candélabres d’argent.
Le quotidien Le Gaulois décrit ainsi « l’impératrice, tout simplement exquise dans sa robe de tulle noir pailleté d’or avec, au corsage, de merveilleux diamants en sautoir parmi lesquels apparaît le ruban bleu pâle de Saint-André ; au cou, cinq colliers de perles fines, enfin un éblouissant diadème domine ses cheveux blonds. Sa démarche est lente, ses yeux bleus sourient… On dirait une de ces saintes icônes que vénère le peuple russe ».
À la table d’honneur, Edmond Rostand lui-même, accompagné de deux de ses amis académiciens, Paul Hervieu et Jules Claretie. Rosemonde n’a pas eu envie de participer au dîner, elle se réserve pour la soirée où elle apparaîtra vêtue d’une robe « jaune et mauve, dans un de ces ensembles à deux tons que l’on chérissait alors, avec cette mousseline jaune sur laquelle s’épanchaient des glycines, c’est elle qui avait l’air de la nymphe de Compiègne », se souvient Maurice.
Les autorités avaient convié cent personnalités et a apporté la vaisselle de l’Élysée afin de mettre les petits plats dans les grands. Leurs Majestés entrent dans la galerie du bal où ont été dressées les tables, étincelantes de cristaux, éclairés par quatorze candélabres d’argent.
Le quotidien Le Gaulois décrit ainsi « l’impératrice, tout simplement exquise dans sa robe de tulle noir pailleté d’or avec, au corsage, de merveilleux diamants en sautoir parmi lesquels apparaît le ruban bleu pâle de Saint-André ; au cou, cinq colliers de perles fines, enfin un éblouissant diadème domine ses cheveux blonds. Sa démarche est lente, ses yeux bleus sourient… On dirait une de ces saintes icônes que vénère le peuple russe ».
À la table d’honneur, Edmond Rostand lui-même, accompagné de deux de ses amis académiciens, Paul Hervieu et Jules Claretie. Rosemonde n’a pas eu envie de participer au dîner, elle se réserve pour la soirée où elle apparaîtra vêtue d’une robe « jaune et mauve, dans un de ces ensembles à deux tons que l’on chérissait alors, avec cette mousseline jaune sur laquelle s’épanchaient des glycines, c’est elle qui avait l’air de la nymphe de Compiègne », se souvient Maurice.
S’appuyant sur le journal « Le Gaulois », Thomas Sertillanges dans son bel et documenté album « Edmond Rostand, les couleurs du panache » ajoute de nombreux détails sur cette soirée, en particulier le menu : « Tortue claire à la française ; crème du Barry ; rissoles Lucullus ; caisses de laitance Dieppoise ; barbues dorées à la Vatel, selles de chevreuil Nemred ; poulardes du Mans Cambacérès ; terrines d’huîtres à la Joinville ; cailles de vigne braisées Parisiennes ; citrons granités à l’Armagnac ; faisans de Compiègne truffés rôtis ; truffes au champagne ; suprêmes de foie gras de Nancy ; salade Potel ; pains de pointe d’aspe à la crème ; turbans d’ananas de Versailles ; glace Fidélio ; dessert ». Et parmi les vins, on citera que le Château-Yquem 1874 et le Château-Laffite 1875.
Le dîner terminé, les convives rejoignent le salon des Tapisseries où le café est servi. « L’Empereur, maniant notre langue à la perfection - le français est alors la langue officielle à la cour de Russie -, enjoué avec les uns, cordial avec les autres, s’entretient avec chacun très simplement. Tantôt c’est une réplique inattendue, un mot fin, une saillie amusante, une anecdote intéressante ; tantôt un franc et joyeux éclat de rire ». Le souverain déclare à Edmond : « Nous connaissons et admirons vos œuvres, monsieur Rostand, qui ont eu tant de succès cet hiver à Saint-Petersbourg, et nous sommes heureux, l’Impératrice et moi, que vous ayez été désigné pour écrire le compliment en vers que nous allons applaudir tout à l’heure ».
N’oublions pas à ce propos qu’à Moscou, la façade du célèbre hôtel « Métropole » a gardé jusqu’à nos jours la mosaïque de Mikhaïl Vrubel « Princessa Gryoza » (ou la princesse des songes) réalisée d’après la fresque que le génial artiste de l’« Art Moderne » avait conçue pour la Foire internationale de Nijny Novgorod d’après « La Princesse lointaine », l’année même de la création de la pièce d’Edmond Rostand en 1895 ? Le panneau est exposé aujourd'hui dans la salle des œuvres de Vroubel à la Galerie Tretiakov - Vrubel qui était apprécié par Nicolas II qui l’appuyait.
C’est en effet au jeune et récent académicien – il est élu depuis le 30 mai -, que Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères a demandé d’écrire le compliment destiné à honorer l’Impératrice.
Rostand n’avait-il pas déjà rédigé quelques mois auparavant, écrit une « Ode au président Krüger », lorsque le chef de l’État sud-Africain du Transvaal, parti en exil à la suite de la défaite de son pays attaqué par les Anglais lors de la deuxième guerre des Boërs, avait été triomphalement accueilli par le président Loubet lors de son étape parisienne en décembre 1900 ?
Le poète sera vivement critiqué par Clemenceau qui était plus que lié aux Anglais, hostiles à l’Alliance Franco-Russe qu’avait déjà célébrée le 26 octobre 1893 à Paris un « grand banquet franco-russe » auquel participèrent des représentants éminents de l’élite intellectuelle et artistique des deux pays, en particulier Emile Zola, le peintre bayonnais Léon Bonnat... et l’arrière-grand-oncle du conférencier, Eugène de Roberty de La Cerda !
Y participèrent également Paul Marguerite et J.-H. Rosny, artisans incontournables de la "beauté océane" d'Hossegor.
Dans son discours, Léon Bonnat avait fait part de cette belle "anecdote" lorsqu'il se rendait à la soirée de gala franco-russe à l'Opéra de Paris :
«Des officiers russes m'avaient gracieusement offert une place dans leur landau. Grâce à eux j'ai vu là un spectacle inouï. Jamais je n'oublierai l'enthousiasme de la foule sur le parcours du cortège. C'est indescriptible. Mais ce qui m'a le plus vivement frappé, c'est le fait suivant.
Au moment où nous approchions de l'Opéra, où les sergents étaient impuissants à maintenir la foule, et où les cris mille fois répétés de « Vive la Russie! » étaient le plus intenses, un homme, vieux, à fortes moustaches, habillé comme un ouvrier le dimanche, probablement un ancien soldat, fend la foule, détache un petit bout de ruban rouge qu'il portait à la boutonnière, et se précipitant vers la voiture, crie aux officiers : « Tenez, prenez!... C'est ce que j'ai de plus noble et de plus précieux à vous offrir ! ». L'officier l'a pris, le petit bout de ruban rouge, l'a embrassé, et l'a attaché sur sa poitrine... là, à gauche.
Nous étions tous profondément émus ! Eh bien, messieurs les artistes russes, c'est avec une émotion tout aussi vive que nous, les artistes français, nous vous offrons ce que nous avons de plus noble et de plus précieux, notre amitié, notre amitié fraternelle et inaltérable.
Messieurs, je lève mon verre à tous ceux, en Russie, dont le coeur vibre à la sensation du Beau et de l'Idéal ! »
Pour terminer, Alexandre de La Cerda rappela à propos de Clemenceau - qui avait marqué ses réticences vis-à-vis de cette alliance franco-russe - que le futur « Père la Victoire » qui s’était opposé à l’Alliance Franco-russe, était loin de présumer le sacrifice de l’armée de Nicolas II en Prusse-Orientale pour y fixer les troupes allemandes et les empêcher de prendre Paris en 1914, permettant le « miracle » des Taxis de la Marne. Et la Russie jouera un rôle encore plus considérable dans le sort de la bataille de Verdun grâce à "la percée du général Broussilov" sur le front sud-ouest en 1916, obligeant les Allemands de nouveau à transférer du front de l’ouest, y compris de la région de Verdun, 30 divisions d’infanterie et trois et demie de cavalerie, soit une brillante illustration de « l’entente cordiale » entre la France et la Russie qui s'était formée à la fin du XIXe siècle !
En conclusion, malgré des enjeux nouveaux et une situation internationale complexe, le souvenir de cette convention militaire franco-russe d’août 1892 qui unit la France et la Russie dans leur combat contre l’adversaire commun est de nature à nous inciter à renouveler une coopération étroite et une assistance réciproque.
La conférence fut suivie du verre de l’amitié partagé à l’Orangerie d’Arnaga, le château Miller la Cerda offert par l'historien accompagnant les fameuses "Tartes amandines" selon la recette de Cyrano...