Magnifique concert du Quatuor Arnaga au château de Cabidos pour la première journée du patrimoine, samedi dernier : le talent des musiciens allié au chaleureux accueil des propriétaires, la famille Alday : Robert Alday, promoteur et mécène bien connu au Pays Basque, amoureux du vin, a ouvert sa belle propriété au nord du Béarn (non loin de Sault de Navailles) pour cette extraordinaire soirée du patrimoine consacrée à la thématique « Musique & vin ». Après une présentation de leur production viticole par Mme Alday et le maître de chai – une sympathique thaïlandaise -, les convives ont pu déguster des vins blancs du domaine de Cabidos associés au Quatuor Opus 54 n° 2 de Joseph Haydn. En tant que descendant avéré de Gaston Febus, notre éditeur Alexandre de La Cerda a été particulièrement sensible au goût exquis du demi-sec qui porte le nom de son ancêtre. Et c’est lui qui évoqua ensuite le choix du Quatuor n°1 de Tchaikovsky (1er et 2ème mouvements) pour accompagner les millésimes 2014 et 2015 de son vin rouge Château Miller la Cerda (bordeaux supérieur « A »), en particulier l’admiration de Tchaikovsky (et de Pouchkine) pour le vin de Bordeaux auquel il avait consacré un air dans son célèbre opéra « Eugène Onéguine » !
L’exceptionnel « Or de Cabidos », liquoreux récompensé par le Decanter’s (comme mon millésime 2011) associé au Quatuor K421 de Mozart clôtura ce merveilleux concert du Quatuor Arnaga, vivement applaudi ! Un très bon buffet accompagnait chaque cru...
Un vin de Bordeaux très prisé en Russie
1877 - l’année où Tchaikovsky interprétait au Conservatoire de Moscou, en l’honneur de Léon Tolstoi, son quatuor à cordes n°1 dont vous allez maintenant entendre les deux mouvements les plus connus, en particulier le second inspiré d’une mélodie populaire russe, le compositeur débutait l’écriture de l’opéra « Eugène Onéguine », sans doute une de ses œuvres lyriques les plus célèbres, dont le livret provient du roman éponyme – rédigé en vers - d'Alexandre Pouchkine (composé 50 ans plus tôt), on trouve une adresse enthousiaste au vin de Bordeaux.
Pour comprendre les raisons de cet engouement, il convient de remonter quelque peu en arrière dans le temps…
Cette année marque le 350ème anniversaire du séjour d'une ambassade russe en France, particulièrement à Bayonne et à Bordeaux. Cet événement a eu lieu en 1668. Pendant leur venue en France, les ambassadeurs russes tenaient un journal détaillé de ce voyage et les informations enregistrées ont beaucoup influencé le tsar Pierre le Grand qui a ouvert, avec Saint-Pétersbourg « une fenêtre sur l’Europe ». Dans leur journal, les ambassadeurs russes ont décrit la vie des français de l’époque, leurs coutumes, traditions : architecture, artisanat, gastronomie, art de vivre : ce journal donnera beaucoup d'idées au souverain russe qui accueillera de nombreux Français (en particulier des huguenots) et alimentera la vision de la France que les Russes consolideront au fil des générations.
C’est, entre autres, l’origine de la vogue des vins de France en Russie, particulièrement les crus bordelais qui se répandront à la Cour de Russie dans la seconde moitié du XVIIIème, sous Catherine II et Paul Ier. Il sera très apprécié des papilles gustatives russes. Un mémoire daté de 1758 évoque tout particulièrement les « vins de Bordeaux : il ne vient pas un seul vaisseau à Pétersbourg, qui ne porte un assortiment de vins de France, et dont le gros de la cargaison ne consiste en cette denrée ».
Il était ainsi possible sous Catherine II de boire du vrai bon vin français, grâce au développement du commerce, à l’implantation de quelques négociants français à Saint-Pétersbourg, et à la formation du goût de la noblesse russe qui voyageait hors de l’Empire. Le chevalier de Corberon, chargé des affaires de France à Saint-Pétersbourg, rapporte en 1780 qu’un négociant « prétend que nous exportons de dix-huit à vingt mille barriques de vin de Bordeaux pour la Russie ».
D’ailleurs, l’Empire de Russie ne se contentera pas d’importer du vin, mais aussi le savoir-faire français, en attirant des colons, pour réaliser dans les provinces méridionales du vin « à la manière française » (entre autres, les vins de Massandra en Crimée par le prince Léon Galitzine, arrière-arrière grand-oncle d’A. de L.C.).
Synonyme de luxe, de fête, de bon goût, il reste à la mode tout au long du XVIIIème et du XIXème siècle. Qu’il soit importé aux fonds des cales dans des traversées maritimes longues et dangereuses, ou par l'intermédiaire de négociants utilisant son prestige, qu’il soit imité avec plus ou moins de succès dans les provinces méridionales de l’Empire, tout prouve son immense succès. Il ne reste qu’à laisser parler Pouchkine, considéré comme le plus grand poète russe, qui dans la première moitié du XIXème siècle, chante dans son Eugène Onéguine le vin de Bordeaux, ode qui sera reprise dans le livret de l’opéra de Tchaikovsky, dont la mère était française, et qui était un grand admirateur de la douceur de vivre du XVIIIe siècle français :
« D'abord arrive sur la table,
Pour le poète, une bouteille
D'un vin frappé, au nom béni :
Ou Moët, ou Veuve Cliquot.
Il brille comme l'Hippocrène.
Autrefois ses bulles, sa mousse
(Comparable à ... ce que l'on veut)
M'ensorcelaient. J'aurais donné
Pour lui jusqu'à mon dernier liard.
Vous en souvient-il, mes amis ?
Cette liqueur enchanteresse
Nous inspira force sottises,
Des vers et des plaisanteries,
Des disputes et de beaux rêves.
Mais cette mousse peu discrète
Fait du tort à mon estomac.
J'ai pris désormais le parti
Du Bordeaux, bien plus raisonnable.
Je ne tiens plus tête à l'Aï.
L'Aï est comme une maîtresse,
Sémillante, vive, légère,
Capricieuse, fantasque, et vaine.
Mais toi, Bordeaux, tu es semblable
A un ami, un camarade,
Fidèle toujours et partout,
Toujours prêt à rendre service,
Ou à nous tenir compagnie.
Vive le Bordeaux notre ami » !