« Voyageur, le chemin
Ce sont les traces de tes pas
C'est tout ; voyageur,
Il n'y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant ». (1)
(photo de couverture : Saint Jacques de Compostelle, le 12 avril 2024)
À vous,
Je vous écris un an après la fin de mon chemin des étoiles.
À vous, qui n’avez pas encore osé partir.
À vous, parce que je sais ce qu’il en coûte de marcher quand le cœur est brisé, et plus encore ce qu’il en coûte de rester quand l’amour vous appelle en avant.
Je vous écris depuis l’autre rive.
Non pas celle de la victoire, mais celle de la faiblesse après l’élan.
Je n’ai pas de leçon à donner.
Seulement cette vérité que mes pieds m’ont enseignée : on ne part jamais pour fuir. On part toujours pour aimer autrement. Plus haut ! Et plus bas ! Plus on est dans l’amour et plus on manque d’amour.
Ce texte est pour vous.
Vous qui attendez encore que quelque chose vous pousse, ou que quelque chose vous retienne.
1. Ce qui coûte, c'est d'où l'on part
« Et l’arbre de la grâce
est raciné profond
Car le surnaturel est lui-même charnel. »
Charles Péguy, Ève, 28 décembre 1913
Ce n’est pas le départ qui coûte. Je n’aime pas les départs. Ce qui coûte, c’est d’où l’on part. Ce n’est pas de lacer ses chaussures dans le froid, ni d’ajuster le sac dont les sangles mordent déjà les épaules. Ce qui coûte, c’est de regarder en face ce qui pousse à partir. C’est murmurer à soi-même, dans un souffle à peine audible, que ce n’est ni le devoir, ni la peur, ni l’orgueil qui met en mouvement. C’est ce lieu silencieux que l’on quitte… et qui nous suit pourtant. Comme un amour vacillant telle une flamme dans le vent, qui fait trembler les lèvres quand on le nomme, surtout lorsqu’il porte le poids d’une absence que rien ne peut plus combler.
Sur la route, le corps oublie. Il oublie les courbatures, les cloques, les nuits sans sommeil. Mais le cœur, lui, n’oublie jamais. Surtout quand c’est lui qui nous pousse à partir.
On m’a dit, un matin de brume : « Vous êtes courageux. » Je n’ai rien répondu. Car ce n’est pas du courage de marcher quand on ne peut plus rester. C’est une question d’être.
Vouloir vivre, vraiment vivre, c'est accepter parfois de se laisser briser. C'est laisser la faille s'élargir, prolonger la déchirure. Mais jusqu'où ? Jusqu'à quel point de non-retour ? Peut-être faut-il aller jusqu'à l'extrême pour entendre enfin le murmure du sens. Marcher encore comme on aime sans raison. Aller jusqu'au bout du chemin, là où rien ne permet plus de distinguer la souffrance de la joie. Oui, la souffrance peut avoir le goût étrange de la joie. Il faut que je vous le dise : je ne comprends plus rien. Tout m'échappe. Mais mon cœur, lui, ne s'est jamais perdu. Et mes pieds ont toujours su retrouver le chemin. Le cœur choisit, comme l'arbre incline ses branches vers la lumière. Sans débat. Sans détour. Les pieds vont simplement là où le chemin conduit. Et la pensée ? Elle suit ensuite, parfois en pleurant, surtout en résistant. Mais elle suit, toujours.
2. Vézelay, ou le seuil de la joie
« Aimer et mourir procédant de la même connaissance, vont du même pas. Ce sont deux lueurs qui ne font qu'un seul feu, et sans doute est-ce pour cela que nous aimons si peu, si mal : il nous devrions consentir à notre propre défaite. Il nous faut perdre et renoncer à tout, même aux gains de cette perte ». (2)
La grâce est dans les pieds qui marchent. On ne peut avancer qu’en s’appuyant sur ce qu’on quitte — comme un pied ne se lève qu’en trouvant dans l’autre la force de s’arracher.
Il y a là un mystère : ce n’est qu’en prenant appui sur la grâce reçue que l’on peut entrer dans la grâce donnée. Comme si la grâce, pour être vraiment grâce reçue, devait sonner deux fois : d’abord comme don d’amour – une blessure que l’on remercie – puis comme gratitude – une réponse qui n’est rien d’autre qu’un don de soi, un « me voici ». Le pied qui avance s’élève en s’appuyant sur l’autre. Ainsi va l’amour, ainsi va la grâce : on aime parce qu’on est aimé, et l’on est aimé une seconde fois en aimant. Cette seconde fois n’est pas une répétition. C’est une élévation. Une grâce multipliée par la grâce. Gratia duplicata.
Quand on marche, il n’y a pas de retour à la vie d’avant. Il n’y a que la fidélité des pas, l’un après l’autre, humblement, pas à pas. Lorsqu’on marche, on monte et l’on descend. Puis on monte encore, puis on redescend. Le pied se pose sur terre puis s’élève dans l’air. Puis se repose au sol. La marche est cette danse entre terre et ciel. On ne va quelque part que si l’on « se rend » jusqu’à perdre pied deux fois. Gratia bis est : prius donum, postea amor redditus, semper donatur. Mais sommes-nous faits pour l’errance ?
Une voix nue résonne soudain en moi, et son appel me transperce : « Tout ce qui n’est pas vrai mérite de mourir » (3). Comme l’aurore qui fend deux fois l’obscur, la grâce appelle deux morts : l’une pour les illusions du monde, l’autre pour les ombres de soi. La croix est un sommet qu’on atteint en touchant le fond :
« Vous qui entrez, laissez toute espérance ». (Dante, Divine Comédie, chant III, v.9)
Abyssus abyssum invocat — “l’abîme appelle l’abîme” — et : Orietur in tenebris lux tua — “Ta lumière se lèvera au sein des ténèbres”. Combien de fois faudra-t-il tomber à genoux pour qu’une larme, la plus pure, me relève ? Combien de fois la marche viendra-t-elle me cueillir comme un fruit tombé trop tôt ? À chaque pas, il m’a fallu franchir l'obstacle du départ. Le pied posé résistait, rêvant de retour ; mais le pied levé m’imposait d’avancer. Ce n’est que pas à pas, comme une larme cède à un baiser, que le chemin s’est dessiné. Non sur la carte, mais sur le visage. Dans les pas. Et jusque dans ces silences du cœur qu’on ne cherche plus à combler.
« Après avoir souffert, il faut souffrir encore ;
Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé ». (4)
Marcher. Aimer. Et Vous, mon Dieu — si vous êtes le Chemin, pourquoi est-il si difficile de partir ? Le véritable obstacle, c’est moi. Celui dont je dois partir, c’est moi. Nous ne sommes pas faits pour l’errance, mais pour la Joie. Sur ce chemin aux mille détours — douloureux, mais porté par une obstination d’aimer — la Joie, une Joie indocile, ne m’a jamais quitté. Elle venait après les pleurs, comme un baiser timide. Elle m’attendait.
À Vézelay, au premier matin, le masque a glissé. La Joie m’a révélé ce qu’elle était – qui elle était : « Inexorablement, elle me soufflait : “Tu veux – je suis ton vouloir – quelque chose d’autre. Quelque chose dehors. Plus haut ! Plus loin ! Viens !” »
Le voile entre ciel et terre est plus mince qu'un cil de lumière. Nos soupirs sont des preuves. Même si, pour l'instant, nous marchons dans le rêve, la Résurrection nous a promis que l'aube viendra. Et là, dans cette solitude profonde, seul, j'ai vu s'ouvrir le vrai chemin des étoiles.
Une route de crête. Hors du moi. Une brèche dans l’ego. Une trouée vers l’Éternité, la joyeuse et profonde Éternité.
Grâce à vous.
À vous, toujours, et plus encore.
Je suis parti le 27 décembre 2023 de Vézelay à 9h du matin. Et en moi, quelque chose de brûlant et de nu.
(À suivre …)
Eric Trélut, Gabat
Remarques
(1) Antonio Machado, Champs de Castille (précédé de) Solitudes, Galeries et autres poèmes (suivi de) Poésies de la guerre, Gallimard, 1981. Caminante, son tus huellas El camino y nada más Caminante, no hay camino, Se hace camino al andar.
(2) Christian Bobin, « L’éloignement du monde », in L’Enchantement simple, Gallimard, 2001.
(3) Poème de Lydie Dattas, Le Livre des anges, « Les larmes et les baisers », Gallimard, 2020. « La terre du paradis est dure à labourer, la beauté a rendu ma tristesse divine. Je ne crois plus en rien puisque je crois en Dieu : tout ce qui n’est pas vrai mérite de mourir ».
(4) Arvède Barine, Alfred de Musset, 1893.