Quelle ne fut ma surprise de recevoir récemment cette extraordinaire nouvelle pour le patrimoine biarrot : "Brigitte et Pierre Delalonde ont découvert en 2015 un fabuleux château à Biarritz, quelques années après votre article paru en 2007. Commandé par l’industriel et homme politique Charles Boulart, et situé sur le point le plus haut de Biarritz, ce palais est l’œuvre de Joseph Louis Duc, l’un des grands architectes du Palais de justice de Paris distingué par Napoléon III. Quatre années de recherches (2015-2019) ont permis de découvrir ses trésors". Leur révélation a donné lieu à l'élaboration d'un extraordinaire document historique et artistique sur ce haut-lieu du patrimoine biarrot, sous la signature d'Anne de Bergh, arrière-petite-fille de Louis-François Roux, un des architectes du château. Alexandre de La Cerda.
À chaque détour de La Folie Boulart, gravées dans la pierre, sculptées ou forgées, les volutes d’un M attirent le regard : au fronton d’une porte, sous la courbe d’une voûte, dans l’angle d’une corniche, coiffant une grille, au centre d’une mosaïque. Un B et un C parfois s’y mêlent ou s’y substituent, compléments harmonieux, nécessaires. M comme Marthe, B comme Boulart, C comme Charles, M, B et C, les héros de cette histoire : Marthe Darricau devenue Marthe Boulart, la jeune épouse à laquelle Charles Boulart dédie ce palais.
La demeure de ses songes : un lieu semblable à nul autre, environné par la nature et qui dit la joie d’exister, d’aimer, qui insuffle à ses habitants une énergie et un goût de la vie.
Charles, le maître des lieux, est un homme d’action. Né à Linxe dans les Landes en 1828, docteur en droit en 1852, il s’associe dix ans plus tard à l’un de ses oncles et devient maître de forges à Castets. Industriel influent, possédant plus de treize mille hectares de pins entre Saint-Paul-les-Dax et Moliets, il est solidement implanté dans sa région : maire de Linxe, conseiller général des Landes, élu député du canton de Castets en 1876 et jusqu’en 1881. Mais cet homme de pouvoir aime aussi passionnément les arbres, la forêt et la chasse ; organisateur-né, il crée, de 1850 à 1860, autour du château familial de Linxe un immense parc où il constitue une collection remarquable de végétaux.
Voici qu’en 1865 apparaît la future maîtresse des lieux. Marthe, l’aînée des deux filles d’une famille protestante bordelaise, épouse Charles à Paris. De quinze ans cadette de son mari, la jeune femme est dotée d’un caractère décidé. Par son grand-père Darricau, un général fait baron par Napoléon Ier en 1808, et son père, intendant général sous Napoléon III, elle fréquente l’univers des fastes du Second Empire alors à son apogée. La vie au cœur des Landes lui semble sans doute manquer de brillant alors que Charles et elle sont proches du couple impérial. Les séjours de Napoléon et d’Eugénie en villégiature à Biarritz dans la Villa Eugénie attirent Marthe. Elle aimerait côtoyer ce voisinage prestigieux aimantant une haute société cosmopolite et convainc son époux, qui a la passion de la construction et la fortune nécessaire, de leur faire bâtir une belle demeure au bord de l’océan. Un projet qui ne verra le jour qu’après la chute de l’Empire.
Le choix du couple se porte sur un terrain de cinq hectares dominant le site de Biarritz, à soixante-trois mètres au-dessus de l’océan, sur le point le plus haut de la ville. Le lieu réunit des atouts qui séduisent Charles : une vue panoramique sur l’Atlantique et la chaîne des Pyrénées, les bois, un lac et le paysage environnant lui paraissent garantir la réussite de son ambitieux projet. L’acte d’achat est signé en 1872. Le décor est planté, reste à dessiner le rêve ; et à convoquer de nouveaux acteurs.
Les architectes : Joseph Louis Duc, majesté et maîtrise de l’art
Au cœur du domaine qu’il acquiert à Biarritz où plantations, clôtures, voies d’accès et égouts sont à prévoir, Charles Boulart imagine une Villa surpassant par la beauté, la majesté, l’originalité, la solidité et le confort moderne toutes celles qui l’environnent...
Une demeure dont les plans et leur exécution requièrent, juge-t-il, une excellence que seul un architecte de grand renom assurera. Pour le maître de forges, proche des allées du pouvoir, une personnalité s’impose…
La carrière de Joseph Louis Duc satisfait, et au-delà, les exigences de Charles Boulart. L’artiste marque fortement l’architecture publique durant le second tiers du XIX e siècle. Né en 1802 à Paris d’un père fabricant d’épées, lauréat du Grand Prix de Rome en 1825 sur un projet d’Hôtel de Ville pour Paris, Duc séjourne à la Villa Médicis, se liant étroitement avec Félix Duban, Léon Vaudoyer et Henri Labrouste. Ses années d’Italie lui permettent d’arpenter la péninsule et la Sicile, de multiplier de remarquables relevés de monuments et d’églises, tels le Colisée à Rome ou le dôme florentin de S. Maria del Fiore.
À son retour, il se voit confier le projet ébauché pour la commémoration de la révolution de 1830 place de la Bastille, un monument qui s’élèvera à cinquante mètres de hauteur. 1840 : la « colonne de Juillet » inaugurée, Duc est nommé architecte du Palais de Justice, un chantier d’une ampleur sans précédent pour cet ensemble qu’il faut profondément remanier et agrandir ; une mission de plusieurs décennies qui s’étendra à la Cour de Cassation et qu’il remplit brillamment. Élu à l’Institut en 1866, il est récompensé en 1869 du Grand Prix d’architecture créé par Napoléon III et dont il restera le seul lauréat, un prix qui lui permet de doter l’un des plus importants concours de l’École des Beaux-Arts, le prix Duc.
L’incendie du Palais de Justice en mai 1871 lors de la Commune de Paris contraint Duc à reprendre ses travaux en grande partie anéantis ; il y apporte une nouvelle impulsion, démontrant dans la conception de la Cour de Cassation ou la reconstruction du vestibule de Harlay sa hardiesse architecturale par son interprétation des ordres classiques ou l’appareillage audacieux de la pierre.
L’architecte ne se prête alors à aucune construction privée, hormis une fantaisie qu’il s’offre avant 1870 et dont il ne reste rien : une villa somptueusement décorée en style orientaliste à Croissy en bord de Seine.
Lorsque Charles Boulart le sollicite, Duc donne depuis plus d’une trentaine d’années la juste mesure de sa maîtrise de l’esthétique et de la construction, affirmant la haute idée qu’il se fait de son métier, « l’acte le plus immatériel, le plus poétique, presque le plus divin que les hommes eussent accompli sur la terre » et qui va de pair avec son goût du mouvement.
La commande de Charles Boulart reste la seule mission privée qu’il acceptera dans toute sa carrière. Une exception dans le parcours d’un architecte attaché à des travaux publics considérables, qui lui offre une liberté qu’il ne boude pas. Il mêle ainsi à la beauté inspirée de l’Antiquité et de la Renaissance, à la majesté des perspectives dont il joue à la perfection, à la rigueur nécessaire et au souci de s’adapter aux contraintes du site son désir d’animer les volumes et son sens de la polychromie ; il livre dans cette résidence unique un ultime et
remarquable témoignage de ses cinquante années d’expérience. Pour ce nouveau chantier, Duc, déjà septuagénaire, s’adjoint son jeune collaborateur à la Cour de Cassation, Louis François Roux.
Si l’historicisme qui règne en architecture en cette fin de siècle notamment par l’utilisation de motifs Renaissance est présent ici, il est manié avec une grande virtuosité et loin de tout dogmatisme. La complexité du programme transparaît à travers tout l’édifice depuis la mise en scène de la séquence de l’entrée qui s’ouvre dans l’espace somptueux de l’atrium sur trois niveaux jusqu’aux façades où la symétrie est rompue par des accidents et saillies, balcon, tour, perron, loggia, bow-window animant le cube général du volume. Unité d’écriture et explo-
ration des possibilités de l’art architectural : une remarquable composition en plan qui est l’œuvre d’un concepteur de tout premier ordre. La liberté parfaitement maîtrisée dont fait preuve Joseph Louis Duc est renforcée par un choix raisonné des matériaux harmonieusement combinés et le soin apporté à leur mise en œuvre.
Mort en janvier 1879, Duc ne verra qu’une partie de la Villa achevée.
La semaine prochaine : l'architecte Louis François Roux, harmonie et fantaisie.