« Célébration » - Film français d’Olivier Meyrou – 74’
Une main blanche soignée, légèrement tavelée, hésitante, trace sur une grande feuille blanche une silhouette féminine dans une toilette à peine esquissée. La caméra décadre les mains et nous dévoile, en très gros plan, un visage blafard barré de lunettes à épaisses montures. Cet homme au visage triste, à la bouche lippue, l’air absent, déjà dans un ailleurs, est immédiatement reconnaissable : c’est Yves Saint Laurent (1936/2008).
Séquence suivante. Il est dans une grande pièce, devant une baie vitrée, en contre-jour, et s’efforce de répondre, en choisissant ses mots, à une interview, fort respectueuse, de la journaliste du Figaro, spécialiste de la mode. Ni l’un ni l’autre ne vont très bien : elle tousse, s‘étrangle quelque peu, chuinte les quelques mots qu’elle parvient à émettre. Leurs silhouettes noires se détachent sur un arrière-plan lumineux. Nous sommes en 2001. C’est la fin d’un monde, celui de la haute couture personnalisé par Yves Saint Laurent, à la fois créateur et marque de prestige. C’est un long cycle de près de quarante ans (1962, première collection de haute couture) qui s’achève dans l’anémie et la mélancolie.
Derrière le génie créatif d’Yves Saint Laurent, un homme ambitieux, énergique, colérique, a toujours été là, à la fois peu visible (pour le grand public) et très présent : Pierre Bergé (1930/2017). C’est son compagnon de route depuis leur rencontre en 1958, quand Yves Saint Laurent travaillait pour la maison Dior. Ils ne sont plus quittés malgré leur tumultueuse relation, d’abord amoureuse jusqu’en 1976, puis essentiellement professionnelle : Yves Saint Laurent en créateur angoissé, Pierre Bergé en businessman autoritaire. Une diarchie infracassable composée de deux personnalités antagonistes et réconciliables : ni avec toi, ni sans toi. Yves Saint Laurent s’était réfugié dans ses « faux amis » (alcools, drogues, médicaments) et Pierre Bergé dans une quête éperdue de reconnaissance officielle (président du syndicat de la haute couture, président de l’Opéra National de Paris, président de Sidaction, actionnaire du Monde, etc.). Sombre alchimie d’un couple qui, hormis de prestigieux brimborions, fut somme toute, d’une temporalité ternaire ordinaire : une passion, une habitude, un drame.
Le court film documentaire d’Olivier Meyrou (52 ans) présenté à la Berninale de 2007 est resté dans sa « boîte » depuis ce temps (11 ans !) à la demande de Pierre Bergé. C’est un document exceptionnel, car il échappe au genre biopic banalement chronologique. Tourné durant trois ans (de 1998 à 2001) avant l’arrêt définitif de la maison de haute couture, nous y côtoyons, outre les deux protagonistes principaux, leurs proches (Betty Catroux, Loulou de la Falaise, des mannequins, des couturières, etc.) dans la fièvre, l’angoisse, le stress des collections. Le film tantôt noir et blanc, tantôt en couleur, diffracte ce monde de la mode en apparence frivole mais terriblement exigeant. Yves Saint Laurent de nature déprimé s’y est fracassé soumis à des tensions permanentes. Pierre Bergé mentor, à forte personnalité semble y avoir échappé : il poursuit jusqu’au bout son long, affectueux compagnonnage avec son ex-amant qui semble comme un enfant perdu à l’épicentre de tant de compliments.
Olivier Meyrou nous livre sous forme de documentaire resserré, un film triste et mélancolique qui fait pendant aux deux longs métrages de fiction sortis en 2014 : « Yves Saint Laurent » de Jalil Lespert (adoubé par Pierre Bergé) et « Saint Laurent » de Bertrand Bonello.
Il n’est pas courant de visionner un film de ce genre (documentaire) aussi pertinent qui, par la grâce d’un montage subtil, non chronologique, sans complaisance, nous ouvre un champ de réflexion sur la créativité humaine et les abysses que fatalement elle y côtoie.
Cette œuvre dans un genre souvent maltraitée, le documentaire, est un petit bijou (74 minutes !) de lucidité empathique.
Jean-Louis Requena