« Leto » - Film russe de Kirill Serebrennikov – 126’
En février 1981 à Saint-Pétersbourg (à l’époque, renommée « Leningrad »), les autorités soviétiques de la ville ouvrent, sous surveillance, une salle de spectacles pour les premiers groupes rock russes. Mike Naoumenko (Roma Zver), 26 ans, pionnier du rock underground, s’y produit avec son groupe Zoopark. La salle est vétuste, délabrée, la sonorisation pourrie, mais les jeunes de la ville affluent, attirés par cette nouveauté musicale venue de l’Occident capitaliste. Des jeunes filles s’y faufilent pour admirer les musiciens. Parmi elles, la belle Natacha (Irina Starshenbaum) qui deviendra la compagne de Mike. Les groupes de rock sont tolérés dans la ville la plus occidentalisée de l’URSS de Brejnev (Secrétaire Général du Parti Communiste de l’Union Soviétique – 1964/1982), mais les apparatchiks veillent au grain : interdiction de se lever, de crier, d’agiter les mains, de manifester son enthousiasme, etc.
Seuls les pieds des spectateurs s’agitent sous les chaises sagement alignées.
L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) est un pays immense qui sombre, lentement miné par une politique chaotique (il est dirigé par la deuxième génération de bolchéviques cacochymes, bornés, hors d’âge), une économie asphyxiée, une population démunie, une idéologie proclamée obsolète. La guerre d’Afghanistan déclenchée par le Politburo en 1979 - qui perdurera jusqu’en 1989 - deviendra le Vietnam de l’URSS. Dans ce carcan soviétique en déclin, le rock underground, copie maladroite, sans moyens, de celui d’Occident, officiellement honni, devient pour la jeunesse de Leningrad, une soupape d’où chuinte une forme de liberté.
C’est l’été (leto, en russe). Sur l’estran d’une plage, des musiciens du groupe Zoopark, accompagnés d’une chorale improvisée de jeunes femmes, chantent, boivent (beaucoup !) et flânent. Viktor Tsoï, 19 ans, (Teo Yoo) surgit d’une pinède, guitare à la main, et se joint au groupe. Il chante l’une de ses compositions. Le miracle opère. Tous reconnaissent son talent brut, en premier Mike et son épouse Natacha qui n’est pas insensible à ce beau jeune homme au physique eurasien.
C’est la chronique d’un été, d’un triangle amoureux, dans une société conformiste, étriquée, mais dont on entend sourdre sa transformation future (Glasnost et Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev – 1985).
Pour narrer cette histoire à la Jules et Jim (François Truffaut – 1961), le réalisateur russe Kirill Serebrennikov (49 ans) nous propose un tourbillon d’images et de sons étourdissants. La caméra virevolte d’un personnage à un autre sans que cela ne paraisse jamais vain : le mouvement est au service des histoires, celle du « ménage à trois », celle de la micro société des musiciens et enfin celle de la société soviétique réfractaire à cette « musique de sauvage », fort éloignée des standards permis. Certaines séquences sont hilarantes : dans un autobus où le groupe rock s’agite, les passagers - comme dans une comédie musicale - improvisent une chorale discordante. Le metteur en scène use alors des techniques d’animation de l’image : contours blancs des protagonistes, dessins grattés, ratures, surimpressions, coloriage, clips en couleurs. Ironiquement un rocker brandit une pancarte à la fin de la séquence : « tout ceci n’a pas existé !».
Kirill Serebrennikov adapte de façon continue, les formes visuelles de son récit aux espaces ouverts (la plage) ou fermés (la salle de spectacle, les appartements exiguës). La caméra est toujours au bon endroit : à hauteur des personnalités attachantes que sont Viktor, Natacha et Mike son mari dans leurs tentatives de pousser les murs du conformisme « petit bourgeois ». Ces personnages ont réellement existé (le scénario est issu d’un livre de souvenir de Natacha) mais échappent aux biopics assommants, moralisateurs. C’est l’irruption de la vie telle quelle vaut la peine d’être vécue dans toute sa puissance créative, destructive.
Kirill Serebrennikov est également metteur en scène et directeur de théâtre (Centre Gogol, théâtre d’avant-garde à Moscou). Il est assigné à résidence depuis la fin du tournage de Leto (été 2017) en vue de son procès pour détournement de fonds publics, fait qu’il conteste. C’est un artiste russe emblématique, ouvertement homosexuel.
Son film a été présenté au dernier Festival de Cannes dans la sélection officielle. Il n’a pu s’y rendre avec l’équipe du film, son passeport lui étant retiré. Malgré un accueil très favorable du public, des critiques, son dernier opus achevé dans la douleur (il est déjà consigné dans son appartement) n’a eu aucun prix.
Il n’en reste pas moins que c’est une grande œuvre, magistrale, à voir, malgré quelques redites.