« Compañeros » - Film uruguayen d’Alvaro Brechner – 123’
Des barreaux de cellules… des bruits assourdissants… des cris… des hommes en uniformes insultent, rudoient, maltraitent d’autres hommes dépenaillés. Uruguay juin 1973 : un coup d’état militaire vient d’avoir lieu. L’armée traque les Tupamaros, guérilleros urbains d’extrême gauche, les tue, en envoie un certain nombre - les survivants les plus connus - dans des geôles militaires. Les putschistes qui ont pris de fait le pouvoir avec la complicité de politiciens ralliés à leur cause, ne veulent pas les assassiner, trop facile ! Ils décident de les détruire psychiquement, de les rendre fous à lier à coup de privations alimentaires, d’humiliations, de manque d’émotions sensorielles…
Le récit filmique suit le long calvaire de trois dirigeants Tupamaros : José « Pépé » Mujica (Antonio de la Torre), Mauricio Rosencof (Chino Darin) et Eleuterio Fernandez Huidobro (Alfonso Tort). Ces hommes brinquebalés de prisons en prisons, affamés, soumis à des simulacres d’exécution, vivront isolés, cloîtrés dans un enfer quotidien durant douze ans, de 1973 à 1985, année de leur libération après la fin de la dictature militaire et le retour, âprement négocié, vers une démocratie parlementaire. Dans cette dernière, ils auront un rôle politique de premier plan.
Le film décrit de manière saisissante le monde brutal, absurde, sans repère, kafkaïen, où sont plongés ces trois otages que les autorités militaires se gardent bien de tuer, afin de servir, le cas échéant, de monnaie d’échange. Le titre original du troisième long métrage d’Alvaro Brechner est du reste « La noche de 12 años » (la nuit de 12 ans, titre on ne peut plus explicite).
« Les tuer auraient été plus humain », déclare un médecin en les auscultant.
L’Uruguay, petit pays (par la taille) coincé entre le sud du Brésil et l’Argentine avec sa capitale Montevideo sise sur la rive gauche du Rio de la Plata, était considéré comme la Suisse de l’Amérique Latine. Le coup d’Etat du 27 juin 1973 (golpe militar) précède de quelques mois celui du général Augusto Pinochet au Chili (11 septembre 1973). Il plongea le pays dans des turbulences politiques, économiques et sociales jusqu’au difficile rétablissement d’un Etat de droit.
Alvaro Brechner évite habilement tout discours, démonstrations frontalement politiques pour concentrer son propos sur trois hommes qui tentent, avec le peu de moyens dont ils disposent, de survivre à l’enfermement, aux privations de toutes sortes (lumière du jour, sons ambiants, etc.) afin de les rendre fous… Il décrit les mécanismes « humains » à la fois de soumissions obligatoires pour survivre, mais aussi ceux de la résistance, de la non-renonciation, y compris l’arme de l’humour… Nous sommes ballottés dans le tambour d’une machine à produire des émotions, de la compassion pour ces victimes qui, hors des murs, n’étaient pas des anges lorsque les Tupamaros livraien une guerre urbaine dans la capitale uruguayenne !
Le film d’Alvaro Brechner est également dans sa dernière partie une réflexion sur la force de la résilience (Boris Cyrulnik !) : comment des individus humiliés, battus, longuement torturés de maintes façons, peuvent en définitive survivre à l’horreur quotidienne étirée sur des années (12 ans !). Il possède un talent cinématographique évident de « raconteur », considéré par ses pairs comme un cinéaste émergent important d’Amérique Latine. Sa courte filmographie, trois films (« Sale temps pour les pêcheurs » – 2009, « Mr. Kaplan » – 2014 et Compañeros- 2018), ont été primés dans de nombreux festivals. Compañeros, a été sélectionné à la 75ème Mostra de Venise et a été projeté en ouverture du 27ème Festival Biarritz Amérique Latine de 2018.