Retour en France : Collaboration avec Jean-Claude Carrière, scénariste
Après sa rencontre avec Jean-Claude Carrière au Festival de Cannes de 1963, il entame une longue collaboration fructueuse avec ce dernier et le producteur français Serge Silberman (1917/2003) : 19 ans (1963/1982), dont 6 films avec ce producteur (Le premier étant Le Journal d’une femme de chambre - 1964, déjà cité, d’après le roman éponyme d’Octave Mirbeau).
Luis Buñuel écrivait fort peu mais participait intensément à l’élaboration du scénario qu’il voulait le plus complet possible. Jean-Claude Carrière a décrit, dans plusieurs ouvrages, la méthode Buñuel : il travaillait tous les jours avec « Don Luis » face à face sur une petite table. Chacun avançait une idée que l’autre pouvait réfuter immédiatement sans se justifier. Il fallait suivant un jeu emprunté au groupe des surréalistes que les idées émergent sans filtre (morale, convenance, éducation, etc.). Dans cette veine, Luis Buñuel affirmait, facétieux, que pour rédiger un bon scénario il fallait chaque matin : « tuer son père, violer sa mère et renier sa patrie ». De fait les scénarios rédigés par les deux complices semblent toujours cheminer sur une crête entre réalité et rêve, entre logique et absurde, mais toujours sans heurt, dotés d’une grande fluidité narrative. Toute extravagance de situation devait aller de soi. Luis Buñuel tenait à ce que les spectateurs futurs ne s’ennuient pas pendant la projection de son film. Il avait pour cela inventé deux personnages fictifs, invisibles, qui étaient assis à leur côté durant la laborieuse élaboration du script : « Henri » pour Don Luis et « Georgette » pour Jean-Claude Carrière. A la fin d’une scène écrite, ils demandaient à « Henri » ou « Georgette » si cela leur plaisait. Si cela ne plaisait pas à un membre du couple, la séquence était rejetée sans explication !
Jean-Claude Carrière raconte que, lors d’une de leur rare dispute au sujet d’une scène qu’il voulait garder et que Don Luis rejetait, ce dernier se leva brusquement et sortit de la pièce en disant : « Viens Henri, ce film n’est pas pour nous ! ». Bien entendu, Jean-Claude Carrière jeta le texte et le lendemain les travaux reprirent avec « Henri » et « Georgette » …
Belle de jour (101’)
Séverine Sérisy (Catherine Deneuve) est mariée au charmant docteur Pierre Sérisy (Jean Sorel) qu’elle aime tendrement. Toutefois elle ne parvient pas à trouver du plaisir auprès de lui ce qui les frustre tous les deux. Un ami du couple, Henri Husson (Michel Piccoli) riche, sans profession, parle à Séverine d’un bordel de luxe qu’il fréquentait autrefois. D’autre part, il lui avoue son attirance pour elle.
Séverine, toujours insatisfaite finit par se rendre à l’adresse indiqué par Henri Husson. Elle y rencontre Madame Anaïs (Geneviève Page) qui pense que cette bourgeoise a des problèmes d’argent. Elle lui propose de se prostituer certains après midi de 14 heures à 17 heures. Séverine d’abord hésitante finit par accepter. Outre Madame Anaïs, Séverine côtoie dans l’appartement deux prostituées de luxe : Charlotte (Françoise Fabian) et Mathilde (Maria Latour).
Les clients défilent avec leurs fantasmes (un riche commerçant exigeant, un asiatique, un masochiste, etc.) dont deux individus louches : Hippolyte (Francisco Rabal) un malfrat, et Marcel (Pierre Clementi) un loubard attiré par la classe de Séverine et très vite jaloux …
Comme dans tous ses films, même les plus commerciaux, Luis Buñuel instille ses obsessions révélées dès son premier opus : Un chien andalou (1929). Elles sont reparties en quatre groupe qui peuvent se décliner de films en films : un bestiaire, centré le plus souvent autour des insectes (Don Luis a fait des études entomologiste à Madrid) ; une vision du corps souvent morcelé (humiliation, fétichisme, etc.), voire mutilé (prothèse, cicatrice) ; une attention pour les objets du quotidien (boites closes/ouvertes, chaussures, cadres à raccommodage, etc.) et enfin les rituels sociaux (les repas, les cérémonies religieuses, les enterrements, etc.). Belle de jour au récit en apparence lisse est « miné » par les obsessions de Luis Buñuel au point que la commission de censure (française) a demandé cinq coupes avant la présentation de Belle de jour au grand public.
La prestation de Catherine Deneuve (Séverine) distinguée, froide (en apparence !) en tailleur d’Yves Saint Laurent (1936/2008), (une première d’une longue collaboration entre les deux artistes), renforce le climat d’étrangeté de Belle de Jour.
Belle de jour sorti en mai 1967 en France est un succès commercial (5 millions de spectateurs !) mais de nombreux critiques n’apprécient pas le film tout en reconnaissant qu’il est supérieur au « roman de gare » de Joseph Kessel. Comme souvent le succès cinématographique reste un mystère : sont-ce à le sujet (une jeune et belle bourgeoise qui se prostitue ?) ; ou des notules perverses (sexe tarifé, masochisme, fétichisme, agressivité, etc.) sur papier glacé, qui ont rempli les salles obscures ? Mystère … on ne peut plus bunuelien !
Luis Buñuel, un final magnifique (1968/1977)
Après le succès de Belle de jour, le producteur Serge Silberman qui n’a pu produire ce film (difficultés financières) renoue avec Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière. De ce trio complice, soudé, naitront quatre nouveaux longs métrages aux scénarios originaux : La Voie lactée (1969) parcours amusant (espace et temps) des hérésies de la religion chrétienne nombreuses au cours des siècles ; Le charme discret de la bourgeoisie (1972), description ironique d’un groupe de bourgeois empêché de se réunir pour déjeuner ; Le Fantôme de la liberté (1974) une suite de scènes humoristiques/oniriques/hilarantes sans apparente cohérence autour du concept de liberté ; Cet obscur objet du désir (1977) variation autour du thème de la « femme et du pantin » (d’après Pierre Louÿs, auteur de prédilection de Don Luis). Dans son denier opus Don Luis (77 ans !) pousse la perversion jusqu'à diriger deux actrices, pour le même rôle : la française Carole Bouquet (Conchita I) et l’espagnole Angela Molina (Conchita II). Les deux actrices apparaissent à tour de rôle, enchainant les séquences chronologiques (!) dans une mise en scène épurée, savante, jamais ennuyeuse.
En 1970, en Espagne, Luis Buñuel réalise un film à Tolède Tristana adapté du roman éponyme de Benito Perez Galdós (1843/1920) avec à nouveau Catherine Deneuve dans le rôle-titre. Il n’avait plus exercé son art dans son pays natal depuis La Viridiana (1961). Au grand désarroi de Don Luis, Tristana a été exploité en France en version doublée et non en version originale (Castillan).
L’œuvre cinématographique de Luis Buñuel est considérable (32 films au total dont 20 mexicains) échelonnée sur près d’un demi-siècle (1929 à 1977) en dépit de ruptures importantes (guerres, voyages).
Luis Buñuel s’éteint le 22 juillet 1983 dans sa petite maison de Mexico à l’âge de 83 ans. Il est peut-être au Paradis, lui qui affirmait : « je suis athée, grâce à Dieu ».
P.S : Les films de Don Luis sont tous accessibles en Dvd. Il a coécrit ses mémoires anarchiste et humoristique, avec l’aide de son ami Jean-Claude Carrière : Mon dernier soupir – Robert Laffont – 1982
Un deuxième ouvrage intéressant : Entretien avec Max Aub – (préface de Jean-Claude Carrière) – Belfond - 1991