Capharnaüm - Film libanais de Nadine Labaki – 123’
Les premières images montrent une ville orientale où des maisonnettes à toitures plates paraissent s’agglutiner les unes aux autres, sans espaces définis, sans rues proprement dites, dans un fatras hétéroclite : l’arrière-cour abandonnée du monde. C’est le quartier déshérité d’une mégalopole du Moyen-Orient : Beyrouth métropole du Liban de près de deux millions d’habitants (le tiers de la population libanaise !).
Un médecin examine un jeune enfant, Zain (Zain al-Rafeea). Quel âge a-t-il ? Il est sans papiers. D’origine syrienne, il a semble-t-il une douzaine d’années. Il est en prison pour avoir agressé, au couteau, un homme. Le jour de sa comparution au tribunal, il répond fièrement, en substance, au président : « Je veux faire un procès à mes parents pour m’avoir donné la vie ! ». Sidération de l’assistance. Comment un gamin des rues, un « gavroche » peut-il ainsi s’en prendre à ses géniteurs ?
Un long flash-back s’ensuit jusqu’aux dernières minutes du film. Le récit qui a une structure en boucle (le début et la fin se rejoignent), décrit longuement la vie d’épouvante de Zain, jeune garçon très mature, avec ses parents, sa famille accablée d’enfants, sa sœur aînée bien-aimée, Sahar (Cedra Izam), ses menus larcins, son vagabondage. Lors de ses errements dans cette ville surpeuplée, hostile, bruyante, il rencontre une jeune femme noire d’origine Ethiopienne, Rahil, également sans papiers, exploitée par ses employeurs. Elle élève tant bien que mal son jeune enfant, Yonas, dans un atroce gourbi. Ayant fui l’appartement familial, survivant par de menus trafics, Zain s’installe chez Rahil et garde le quasi bébé dans ce cloaque. Chassé de là, sans nouvelles de Rahil qui a disparu, ils errent dans la ville inhospitalière…
Découverte en 2007 au Festival de Cannes (section Quinzaine des Réalisateurs) avec « Caramel », son premier long métrage, Nadine Labaki (44 ans) récidive dans la sélection « Un Certain Regard » en 2011 avec « Et maintenant on va où ? ». C’est donc son troisième opus que la réalisatrice libanaise présente au prestigieux festival cette fois dans la Sélection Officielle. Le film a été diversement accueilli : certains spectateurs l’ont aimé, d’autres pas du tout, mais il a néanmoins obtenu Le Prix du Jury décerné par la Présidente Cate Blanchett, très émue lors de la projection.
Il est vrai que le film, par son sujet et son traitement cinématographique, est clivant.
Le langage visuel de Nadine Labaki (successions rapides de plans en caméra à l’épaule), montage « cut », n’est pas de tout repos : on peut être bouleversé par certaines séquences (dans le gourbi, dans la rue, etc.), et agacé par d’autres soulignés par une musique envahissante. Le long métrage (plus de deux heures) plonge en de brefs moments dans le pathos, le larmoyant, mais fort heureusement, est sauvé in-extremis par la séquence suivante. Nous sommes au Moyen-Orient où tout est d’une complexité extravagante. Le Liban, petit pays (taille d’un département français : la Gironde), multiconfessionnel, est submergé par des vagues de réfugiés depuis sa courte existence (1943 : proclamation de la 1ère République). La dernière vague importante est celle des Syriens arrivés en masse (400.000 ?) depuis 2012, dans ce pays de six millions d’habitants. L’histoire de Zain est celle d’un chaos dans le chaos de l’ancienne « Suisse du Proche-Orient ».
Pour plus de véracité, Nadine Labaki a tourné la totalité de son film en décors naturels, sans acteurs professionnels (elle-même ne jouant qu’un petit rôle : l’avocate de Zain). Du coup les personnages, en dépit de quelques complaisances mélodramatiques, vivent leur drame plus qu’ils ne l’interprètent. Nadine Labaki affirme qu’elle a rencontré le jeune Zain al-Rafeea, son « personnage central », dans la rue où il zonait. C’est le miracle du cinéma qui peut générer de fortes émotions sans avoir recours aux techniques plus ou moins sophistiquées qu’apprennent les comédiens professionnels. Dans ce film, ce jeune garçon est un diamant brut.
Pour son troisième long métrage, ambitieux par sa forme heurtée, son empathie émotionnelle, la réalisatrice libanaise démontre avec quelques outrances que nous lui pardonnons volontiers (« Orient compliqué » oblige !), l’art de raconter des histoires à la bonne hauteur : celle des humains petits et grands.
Jean Louis Requena