Volumus, Domina Maria,
Te regnare super nos !
Nous voulons, Dame Marie,
que Tu règnes sur nous !
Qui êtes-vous, Charles De Koninck ?
Êtes-vous celui qui marche sous les étoiles,
le front trempé d’une lueur que nul ne saisit,
un feu discret qui brûle sans se dire ?
Êtes-vous la brèche dans l’armure des systèmes,
ce frisson qui trouble le sommeil des certitudes,
l’ombre d’un soleil trop vaste pour nos yeux ?
Je vous ai rencontré,
non dans les marbres froids de la raison,
mais dans l’écho d’une lumière qui s’enfuit,
dans cette joie austère qui appelle l’abandon.
Vous n’êtes pas une réponse, mais un vertige,
un effacement où la pensée s’incline,
consent à se perdre pour renaître
sous un ciel plus grand que ses propres murs1.
Qui êtes-vous ?
Un nom parmi les noms,
ou cet ami silencieux qui, sans un mot,
me montre un seuil à franchir ?
Êtes-vous celui qui m’a murmuré
que Marie n’est ni une idée, ni un abri,
mais une main tendue dans l’ombre,
un feu qui veille au cœur de la nuit,
un visage qui me voit déjà,
avant même que je n’ose le regarder ?
1. Là où est l’humilité, là est la sagesse
Il n’a rien dit. Il n’a pas crié, comme Pascal, dans la nuit. Il n’a pas brûlé ses manuscrits, ni renié ses premiers écrits. Il a continué d’écrire, mais autrement. Après cette nuit-là, après Le Traité de la vraie dévotion à Marie, quelque chose avait changé.
Nous savons ce que fut cette nuit, ou du moins, nous pouvons l’imaginer. Nous savons ce que c’est que de lire un livre qui ne vous quitte plus, qui vous met à genoux en vous laissant debout, qui vous prend par la main et vous conduit plus loin que vous ne l’auriez voulu. Nous savons ce que c’est que de sentir, sans éclats, sans tremblements, que tout ce que nous avons cru vrai l’est encore, mais autrement.
Il lisait Montfort, et dans le frémissement des pages, une clarté se levait – pas l’éclair qui fracasse, mais cette lumière d’aube qui glisse et qui brûle, douce comme un abandon, implacable comme une vérité offerte. Une aurore, dirait Maria Zambrano, née au creux du silence, là où la chair tressaille d’être enfin saisie. Il avait toujours poursuivi l’ordre, ce fil d’or qu’il traçait dans le ciel des intelligibles, dans la trame fragile de l’univers, là où bat une sagesse plus ancienne que le temps. Mais ici, soudain, cet ordre ne se dressait plus comme un schéma rigide face au néant ; il devenait un visage, une réelle présence qui le regardait. Ce qui lie Charles de Koninck à Marie, c’est la part divine de leur être qui s’appelle, qui se cherche, à laquelle ils ont renoncé (2).
Ce fut un « coup de foudre », dira-t-il, mais n’était-ce pas plutôt une nuit (3) ? Une nuit de l’intelligence, tendre et terrible, où la clarté se dissout pour renaître sous un autre ciel. Il croyait la Sagesse ordonnée comme une architecture parfaite ; il La découvrit vivante, offerte dans un souffle, dans une main tendue. Dans une femme. Marie ; elle qui étant une créature, était la Mère de son Créateur. Sa mère.
Marie était là, dans l’ombre des mots, Temple du Verbe, Sagesse cachée qui se voile pour mieux resplendir. Et lui, le philosophe de l’ordre, comprenait qu’il fallait se dépouiller, laisser tomber les certitudes comme des feuilles d’automne, pour que l’intelligence, nue, devienne simple accueil. « Bienheureux les cœurs purs… »
Marie qui aime Charles de Koninck et que Charles de Koninck aime, le conduisit du Fiat à la Croix par le chemin de l’humilité. Ubi humilitas est, ubi sapientia est. Sa raison trouvait son lieu propre en Marie. Elle apprenait à s’abandonner, à devenir mariale, à s’offrir devant le mystère de miséricorde qui l’accomplissait. De cette nuit naquit Ego Sapientia (4) comme une offrande, une génuflexion de l’esprit devant celle qui est Sagesse (5). De cette nuit naquit Charles de Koninck.
Ego Sapientia.
Et son nom est Marie.
Qui êtes-vous, Charles De Koninck ? Nous vous devons ce feu d’une seule nuit pour nous éclairer toute notre vie. Grâce à ce feu, nous n’avons plus peur de nous endormir. Nous vous devons d’avoir su voir ce que tant de scribes de cour oublient ou refusent : que la vérité ne se prend pas, qu’elle est une fécondation ; que ce qui concerne Marie, cela ne concerne pas seulement les saints et les mystiques, mais nous concerne aussi.
Nous vous devons d’avoir su montrer, avec ce brin d’humour à la flamande, que la sagesse n’est pas un idéal, mais quelqu’un, Marie, notre Mère, par qui la Sagesse nous fût donnée.
Nous vous devons Ego Sapientia, ce livre qui n’est pas un livre, mais une consécration de la philosophie au Cœur Douloureux et Immaculé de Marie.
Voilà le scandale de Charles de Koninck, et qui scandalise encore les philosophes de profession, chantres de la philosophie de saint Thomas ou docteurs en théologie (6). Car, son crime à leurs yeux, c’est, en somme, de nous avoir appris qu’il ne sert à rien de chercher la vérité si l’on refuse de plier le genou.
« Nous voici », à genoux à vos côtés, Charles de Koninck, nous, frères de Charles de Koninck, attendant in sinu Mariae, comme les vierges sages qui attendent le retour de l’époux, « l’inspiration de cette humiliation (7) ». C’est l’unique raison de notre folie.
Notes
(1) Simone Weil, qui dans La Personne et le sacré écrit que l’ « on n'entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement ; sans avoir séjourné longtemps dans un état d'extrême et totale humiliation ». En effet, la pensée peut enfermer dans une identité entre l’ordre logique et l’ordre réel. Or, « un esprit qui sent sa captivité voudrait se la dissimuler. Mais s'il a horreur du mensonge il ne le fera pas. Il lui faudra alors beaucoup souffrir. Il se cognera contre la muraille jusqu'à l'évanouissement ; s'éveillera, regardera la muraille avec crainte, puis un jour recommencera et s'évanouira de nouveau ; et ainsi de suite, sans fin, sans aucune espérance. Un jour il s'éveillera de l'autre côté du mur. Il est peut-être encore captif, dans un cadre seulement plus spacieux. Qu'importe ? Il possède désormais la clef, le secret qui fait tomber tous les murs. Il est au-delà de ce que les hommes nomment intelligence, il est là où commence la sagesse ». Et comme elle le précise : « L'amour de la vérité est toujours accompagné d'humilité. Le génie réel n'est pas autre chose que la vertu surnaturelle d'humilité dans le domaine de la pensée ».
(2) François Mauriac, dans une pure illumination, note ces quelques mots de feu : « Nous possédons à jamais la créature à laquelle nous avons renoncé » (Ce que je crois).
(3) Si l’expression « coup de foudre » est de Charles de Koninck (lettre du 11 juin 1943), dans une autre lettre datée du 20 juin 1943 adressée au Père Guindon, il parle de sa « honte » d’avoir ignoré l’existence de l’ « Amour de la sagesse éternelle ».
(4) Dans Ego Sapientia, Charles de Koninck attribue à Marie la sagesse en des termes absolus : elle n’est pas simplement sage, mais elle est sagesse. Ce langage dépasse la métaphore pour s’ancrer dans une compréhension substantielle. Le mouvement circulaire évoqué — où le « principe est terme et le terme principe » — souligne une dynamique propre aux processions divines, que Marie reflète dans son rôle de médiatrice universelle. Charles de Koninck explique que ce mouvement circulaire imite celui des processions divines dans la Trinité : Le Père, principe de toute procession, engendre le Fils, qui est à son tour une image parfaite et consubstantielle du Père. Marie, en tant que Mère du Fils et donc de la Sagesse incarnée, participe à cette circularité en unissant l’ordre divin à l’ordre créé.
(5) Il existe une correspondance étonnante entre Marie qui est Sagesse et Orphée. Dans la mythologie grecque, Orphée apparait comme un médiateur qui associe et met en relation Apollon et Dionysos, l’Occident et l’Orient, l’ordre et le désordre, le calme et l’enthousiasme, la lumière et la nuit, la logique et la folie. Orphée incarne, dans toute sa tragique beauté, cette tension profonde entre Apollon et Dionysos, deux principes qui tirent l’homme dans des directions opposées. Apollon, dieu de la lumière et de l’harmonie, souffle à Orphée l’élan du chant ordonné, la clarté des formes qui révèlent l’ordre caché du monde. Orphée, sous l’influence apollinienne, devient ainsi la voix qui structure, qui éclaire, celle qui apaise même les âmes des Enfers par la pureté de son chant. Le poète touche ici à une forme de transcendance, rappelant cet élan que Platon décrit dans le Phèdre, où l’âme, conduite par la beauté, est « remplie de frissons et de tremblements » en approchant de l’Idée pure du Beau (251a). Dionysos, à l'opposé, incarne le chaos, la passion déchaînée, l’extase qui dissout toutes les frontières et plonge Orphée dans un état d’abandon où la rationalité s’efface. Dionysos est le dieu du vin, du désordre, de l’oubli de soi dans l’extase, celui qui défait les structures et engloutit l’âme dans un vertige sans fond. Chez Orphée, le chant apollinien se transforme ainsi par moments en une extase dionysiaque, un cri qui touche les profondeurs de l’être, éveillant une communion sauvage et sacrée avec les forces de la nature. Cette dualité fait de lui un homme déchiré, un poète pris entre la sérénité de la beauté apollinienne et le déferlement de l’ivresse dionysiaque. Orphée, traversé par ces deux courants, devient alors une figure de la tension spirituelle : un être qui aspire à l'ordre mais se laisse souvent submerger par la démesure. Cette polarité apparaît clairement dans la double mort d’Orphée : sa catabase aux Enfers et son démembrement final. La descente aux Enfers est un acte apollinien, empreint de courage et de maîtrise, où Orphée, par la force de son chant, espère conquérir la mort et rétablir l'ordre de l'amour qui lui a été dérobé. Mais ce même amour le conduit à la démesure dionysiaque, à cette passion qui le pousse à défier les lois mêmes des dieux. Lorsque, dans un geste d'incertitude, il se retourne et perd Eurydice, il montre ainsi la faille dionysiaque en lui : ce désir d’étreindre le mystère, de toucher l’impossible, quitte à s’abandonner au vertige. Le démembrement d’Orphée par les Ménades représente l’apogée de cette influence dionysiaque, où le poète devient une offrande à l’ivresse divine. Ici, la fragmentation de son corps illustre l’effet destructeur de la force dionysiaque : en voulant toucher l’infini, Orphée s’expose à une perte totale de lui-même, comme l’exprime Nietzsche dans La Naissance de la Tragédie lorsqu’il décrit le pouvoir dionysiaque comme une « dissolution de l’individu » qui se fond dans l’unité primordiale. Orphée meurt alors dans une extase ultime, rendu à cette puissance irrationnelle et chaotique qui l'absorbe et le dépasse. Apollon et Dionysos font ainsi d’Orphée une figure paradoxale, à la fois chanteur d’un ordre transcendant et victime d’une passion qui le défait. En ce sens, il est l’incarnation de ce que Diotime, dans Le Banquet, présente comme l’amour humain, tendu entre le désir de beauté éternelle et la démesure du sensible : « Il est la quête perpétuelle, la privation comblée et jamais comblée du Beau » (206e). Orphée porte en lui cette contradiction, un amour qui, par sa nature, ne peut être jamais rassasié. Ainsi, si Apollon le guide dans la lumière du chant, Dionysos le perd dans l’obscurité de la chair et du désir. Orphée n’appartient ni pleinement à l’un ni totalement à l’autre : il est ce fil tendu entre deux absolus, entre l’ordre et le chaos, entre la mesure et l’ivresse, entre l’amour qui sauve et celui qui détruit. Ses deux morts deviennent alors les symboles de cette polarité : l'une spirituelle, marquée par l'échec du retour avec Eurydice, et l'autre physique, où il est consumé dans l'extase dionysiaque. Orphée, pris entre Apollon et Dionysos, nous montre que l’expérience humaine, dans toute sa quête de sens et de beauté, est fondamentalement ambiguë : elle aspire à la clarté tout en se sachant vouée au mystère. Concernant Marie et les deux morts d’Orphée. La première mort d’Orphée, celle de la raison apollinienne, symbolise la reconnaissance de l’impuissance de la raison humaine à saisir le divin dans toute sa plénitude. Marie incarne cette sagesse humblement accueillante, cette docilité à la lumière divine, car elle ne cherche pas à posséder ou comprendre Dieu par elle-même, mais elle se soumet, recevant la Parole avec un cœur pur et obéissant. Dans l'Annonciation, elle dit « Fiat mihi secundum verbum tuum » (« Qu’il me soit fait selon ta parole », Luc 1:38), illustrant cette mort à l’orgueil de la raison humaine : elle accepte une vérité qui la dépasse, renonce à sa propre compréhension pour se livrer dans une obéissance libre à la volonté divine. En ce sens, Marie devient la sagesse apollinienne en son sens le plus accompli, non en cherchant à saisir par elle-même, mais en s’ouvrant à la lumière divine, la recevant dans une transparence parfaite qui la rend capable de concevoir le Verbe. Comme l’exprime De Koninck, Marie incarne une Sophia qui n’est pas celle de la spéculation pure, mais une sagesse incarnée dans la simplicité et la pureté du cœur, libérée de la tentative humaine de « posséder » Dieu rationnellement. Elle est le miroir immaculé de la Sagesse divine, reflétant la lumière sans jamais la réduire. La deuxième mort d’Orphée, la mort dionysiaque de l’abandon total, se retrouve également dans le Fiat de Marie, mais dans un registre qui va au-delà du simple assentiment rationnel. Son consentement est une offrande totale de soi qui culmine au pied de la Croix, où, voyant son Fils crucifié, elle accepte la perte totale dans un acte d’amour parfait. Ici, Marie meurt symboliquement dans son propre désir maternel et dans sa volonté humaine ; elle accepte de renoncer au bien le plus précieux à ses yeux, par amour pour Dieu. Cette mort dionysiaque est un sacrifice intérieur, une kénose de la volonté personnelle, qui permet à Marie de s’unir pleinement au sacrifice du Christ. Elle ne cherche pas à « comprendre » cet acte divin, mais elle y participe par son abandon d’amour. En acceptant cette mort mystique de sa volonté, Marie révèle une sagesse qui n’est pas le fruit d’une extase irrationnelle mais d’une grâce où la volonté humaine est conformée parfaitement à Dieu. Cette sagesse dionysiaque ne s’oppose donc pas à la lumière apollinienne de la raison ; elle en est la plénitude, une sagesse qui sait aimer au point de tout abandonner. Charles De Koninck souligne que cette humilité de Marie est le sommet de la sagesse, car elle incarne l’abandon parfait, non pas dans la perte de son individualité mais dans l’accomplissement de l’amour divin en elle.
(6) Les philosophes et théologiens d’aujourd’hui l’ignorent encore, voire refusent à Charles de Koninck – comme à Pascal -l’honneur d’être l’un d’eux.
(7) Selon les mots magnifiques de Mauriac parlant de Pascal (Ce que je crois).