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Philosophie
Éric Trélut, "Jacquet" en chemin vers Navarrenx : "fragments d’un pèlerinage sapientiel"
Éric Trélut, "Jacquet" en chemin vers Navarrenx : "fragments d’un pèlerinage sapientiel"

| Éric Trélut 2088 mots

Éric Trélut, "Jacquet" en chemin vers Navarrenx : "fragments d’un pèlerinage sapientiel"

« Un grand signe apparut dans le ciel : une Femme, revêtue de soleil. »
(Apocalypse 12,1)

Quittant le Gers pour le Béarn, en route vers Navarrenx, je n’ai pris presque aucune photo. Ce n’est pas que le paysage manquait de charme — non, il en avait même trop, mais tout ruisselant, comme un aquarelliste ému qui aurait renversé son verre d’eau sur la toile. Il a plu tous les jours, avec cette constance têtue qu’on n’ose plus appeler météo, mais destinée.

Le chemin, saturé d’eau et de boue, s’était changé en bourbier philosophique. Tant et si bien qu’il m’a fallu prendre la route, cette grande sœur désenchantée du sentier, et partager parfois le bitume avec les voitures — ces bêtes mécaniques qui, elles, n’ont jamais mal aux pieds.

À moins de marcher en bottes de sept lieues (mais imperméables !), nul n’échappe à la loi de la capillarité : quand il pleut sans trêve, les pieds deviennent des éponges, et les ampoules, ces petits stigmates du marcheur, arrivent au galop. Car dans un monde où même les chaussures sont submergées, c’est la fatigue qui surnage.

Comme l’écrit saint Thomas: "Bonum diffusivum sui" — le bien se répand de lui-même. Eh bien, l’eau aussi ! Elle nous apprend que la fatigue peut être diffusion, et non seulement résistance. La fatigue aquatique, c’est peut-être déjà un début d’humilité.

1. Sonnet du talon gauche

Je sais les averses obstinées qui harassent
Le cœur à travers des godasses mal ferrées
Quand l’âme en silence, pliée sous ce qui passe,
Se fait pèlerine en flaques consacrées.

Elle vint, d’abord douce, à l’abri du vacarme,
L’ampoule, infiltrée comme un doute charmant.
Mais bientôt, sous le pied, elle planta sa larme,
Et fit de chaque pas un discret tourment.

Ô clou d’incandescence en plein anonymat,
Tu fis de mon élan un pas vers le combat,
Et du chemin mouillé, un champ de confidence.

Car la douleur fidèle apprend à consentir,
Et l’âme, par les pieds, s’incline à bénir
Le monde où chaque plaie devient réminiscence.
S’émerveiller, dans la pluie harassante et sans fin, 

De trouver au bout du sentier le plus fleuri et le plus long, une église ouverte, 
Comme d’un arc-en-ciel qu’on entrevoit, 
Et de prendre simplement la main de Marie, 
Prier et les pieds au sec, l’âme recueillie.

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Quand il pleut... ©
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Pourquoi une ampoule éveille-t-elle le chagrin qui dort ? J’aimerais au soir venu regarder s’allumer dans les cieux, « les étoiles d’argent comme un manteau précieux », songeant qu’elle aussi verrait de la « lune luire même lumière » et contemplerait « aux nues mêmes astres que moi ». Mais la douce église du village brillait sous la pluie grise.

Écoutant la pluie, il me plaisait de penser au jardinier du Ciel qui s’abreuvait aux nuages pour donner à son chef-d’œuvre ses opulents feuillages. Et soudain, comme se fendent les draperies des cieux libérant des tonnerres furieux, l’éclair bondit— et l’ampoule, jalouse de tant de spectacle, éclata.

En arrivant, clopin-clopant à Pimbo, je levais les yeux — et les Pyrénées m’apparurent, dessinant au lointain leurs cimes festonnées comme un sourire ancien, mêlant le bleu profond aux teintes beiges de la mémoire, coiffées de neige comme d’un secret à garder. La pluie s’était tue. Seuls les pas parlaient encore. Les arbres, eux aussi, semblaient écouter. Et la lumière glissait lentement, comme un enfant fatigué, dans les bras du soir. Alors, j’ai pensé que marcher, c’était veiller avec la Terre, c’était apprendre à prier sans paroles, en tenant simplement le monde dans sa prière. Et quand la nuit s’est enfin couchée, je vis une étoile brillée juste au-dessus du bonnet blanc de Jean-Pierre, veillant — comme si Marie, dans le ciel, venait d’allumer sa lampe pour les bergers.

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Pimbo ©
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L’on peut marcher le chemin en prose, comme ceux qui courent en ligne droite sans voir les chemins creux, sans entendre la plainte des pierres ni la rumeur des feuilles. Et l’on peut marcher le chemin en philosophe de la nature, attentif au moindre frémissement, quand « tout glisse, sans bouger vers sa métamorphose » sapientielle. (Chardin). "Informari a re" comme aurait dit saint Thomas ! Recevoir la forme des choses dans son âme en pèlerin comme l’on est informée par la grâce (gratia informatus). « Mes pas dans les pas » (1) du monde :

« Les pas dans les pas.
Nul ne peut me reconnaître 
Hors mes amours d'ici-bas. 
J'ai mis les pas dans les pas 
Et la mort suivra peut-être. »

2. Le philosophe-pèlerin

Qu’est-ce à dire ? Les vérités que l’on cherche n’ont pas le goût de celles qui descendent. Celles qui ne se trouvent pas, mais qui nous trouvent. Certes, elles n’éclatent pas comme des théorèmes, mais elles entrent comme des hôtes discrets — parfois vêtues de silence, parfois de douleur. Simone Weil l’avait vu : la vérité ne s’obtient pas par conquête, mais par anéantissement —c’est-à-dire par cette désappropriation patiente où la raison apprend à ne plus être maîtresse, mais servante. Elle écrivait : 

« Seule l’opération surnaturelle de la grâce fait passer une âme à travers son propre anéantissement jusqu’au lieu où se recueille l’espèce d’attention qui seule permet d’être attentif à la vérité et au malheur. » (2)

Marcher vers la vérité, c’est donc désapprendre la prétention. C’est rendre la raison pauvre, lente, et capable de s’émerveiller. Ce que saint Thomas appelait informari ab ipsa re — se laisser former par la chose elle-même — Simone Weil l’appelle attention (3). Mais c’est la même disposition : s’ouvrir à ce qui est, non pour le posséder, mais pour en être visité. Car la vérité n’est pas fabriquée. Elle n’est pas le fruit d’un laboratoire intérieur où l’ego (cogito) distille ses certitudes. Elle vient du dehors, comme l’Ange de l’Annonciation est venu à Marie. Elle entre si l’on lui fait place. Les instruments de la raison facilitent la visitation de la vérité — ils ne l’expliquent pas. Être philosophe de la nature, dans ce sens, c’est faire l’expérience humble qu’il y a du réel, qu’il y a de l’être hors de soi, et que l’attention y mène comme la prière mène au seuil.

C’est pourquoi marcher vers Compostelle est un acte sapientiel. Parce que le pèlerin, comme l’intellect, devient vrai en s’ajustant à ce qui est. Il n’impose pas son rythme — il le reçoit. Il n’exige pas la clarté — il consent à la brume. Et peu à peu, son regard se purifie. Il apprend qu’être attentif, c’est être prêt à être bouleversé par le monde.

Alors oui : la philosophie de la nature demande autant la grâce que la raison.

Parce qu’elle suppose un dépouillement.

Parce qu’il ne suffit pas de voir — il faut aussi être prêt à être vu.

Et peut-être que c’est là que commence la vérité : non pas dans l’idée, mais dans cette nudité qu’elle laisse derrière elle. 

La philosophie naturelle de De Koninck, culminant dans Ego Sapientia, repose sur un mystère de médiation. La nature n’est pas un en-soi fermé, mais une via, un ordre orienté vers une fin supérieure. Marie, que De Koninck nomme la creatura mediana, incarne cette médiation : mère et signe, passage et présence, elle rend visible la Sagesse incréée dans l’ordre créé. Dans l’Ecclésiastique (24, 23-25), elle est comparée à une vigne :

« Ego quasi vitis fructificavi suavitatem odoris… in me omnis spes vitae et virtutis. » – « Moi, je suis comme la vigne : j’ai produit un fruit de douceur… en moi est toute espérance de vie et de force. » 

La sagesse est humble et nourricière ; ne s’imposant pas, elle se donne dans le silence. Aussi, le pèlerin jacobite, par sa marche, est appelé à refléter cette sagesse mariale. Il ne maîtrise ni la route ni le temps ; il avance sans tout voir, recevant le sens dans le mouvement. Comme Marie, il dit fiat – un consentement à être traversé par l’Amour. Le pèlerin n’est pas un conquérant (même de l’inutile), mais un serviteur de la lumière, accueillant le réel dans ses plis – un sanctuaire marial croisé sur le chemin, une étoile dans le ciel nocturne, un moment de silence partagé avec un compagnon de route.

Cette dimension mariale est ancrée dans la tradition compostellane, où Marie, souvent invoquée comme Stella Maris (Étoile de la mer), guide les pèlerins. Les sanctuaires dédiés à la Vierge, comme celui de Notre-Dame du Puy, ponctuent le chemin, rappelant que la sagesse se reçoit par sa médiation. Le pèlerinage devient une figuration mariale du savoir : un savoir par obéissance ; un savoir par amour. Il est doux, alors, d’entendre résonner, au creux du chemin, la spiritualité montfortaine, où l’esclavage d’amour à Marie est un dépouillement qui libère. Voilà mon chemin : mettre ses pas de pèlerin dans les pas de De Koninck, porter la coquille, vivre le dépouillement, n’emporter que l’essentiel, s’abandonner à la route, et se laisse façonner par elle.

Ainsi, le chemin jacobite est un véritable chemin marial de connaissance. La vérité s’y révèle dans le rythme secret des pas, la fatigue offerte, la louange silencieuse. Le pèlerin-philosophe devient porteur d’un savoir qui vient d’ailleurs, parce qu’il a renoncé à s’en croire maître. Parce qu’il est amoureux de cette sagesse divine qui tire son excellence du fait qu’elle peut créer ce qui ne devait pas être.

Marie m’attendait à Navarrenx (4). L’ange au front calme me guida vers le chœur. L’église Saint-Germain d‘Auxerre de Navarrenx est unique avec ses draperies colorées qui entoure le chœur à cinq pans. Le soleil, en traversant les tentures, semblait draper une présence. Et dans cette lumière tamisée, je crus : Marie est là. Drapée de soleil.

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Dans l'église de Pimbo ©
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« Nous te saluons, ô toi Notre Dame,
Marie Vierge Sainte,
Que drape le Soleil, couronnée d’étoiles,
La lune est sous tes pas ;
En toi nous est donnée l’aurore du Salut ! » 

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Dans l'église de Navarrenx ©
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Eric Trélut, Gabat

Notes :
(1) Mademoiselle Marthe-Clair Fleury, Les pas dans les pas, poème qui a obtenu une violette d’argent à Paris, 1965.

(2) Simone Weil, Écrits de Londres et Dernières Lettres, Gallimard, 1957, p. 36.

(3) Bertrand Saint-Sernin, La raison au XXe siècle, Fayard, 1995. L’auteur montre la filiation entre Saint Augustin et Simone Weil : « Car la vérité est présence de l’univers sur le seuil de l’âme. Augustin est l’un des penseurs qui ont le plus profondément réfléchi sur la sensation et la mémoire. N’a-t-il pas, dans Les Confessions, scruté l’énigme de leur composition, de leur arrangement sans confusion ? L’agencement véridique des sensations élues, chargées de représenter la réalité dans sa diversité avec précision, ne s’opère pas par construction de concepts, mais par discernement et tact. Il existe en nous comme un lieu où l’âme dénudée se prépare à la visitation. » […] « Cela veut-il dire que le réalisme, l’attention à ce qui est, le souci d’éviter de telles illusions relèvent autant de la grâce que de la raison ? Simone Weil le pensait ; elle observait : « Seule l’opération surnaturelle de la grâce fait passer une âme à travers son propre anéantissement jusqu’au lieu où se recueille l’espèce d’attention qui seule permet d’être attentif à la vérité et au malheur. » En d’autres termes, la vérité ne se fabrique pas dans les laboratoires de la raison : elle vient du dehors, même si elle demande une préparation. Les instruments facilitent une visitation. Le réalisme, entendu comme une pratique de l’attention, qui nous apprend que des êtres et des choses existent, apparaît comme un devoir non seulement de la raison mais de la personne. Convertir la raison à reconnaître ce qui est, ou du moins lui insuffler l’espérance qu’elle en est capable, telle est la mission de l’esprit ; telle est l’opération qui en ajusterait les instruments aux ambitions et aux fins. »

(4) V. Lespy, Dictons et proverbes du Béarn, Pau, 1892. « En souvenir du passé guerrier de cette ville, sont restées, dans le langage béarnais, des expressions proverbiales qui donnent lien à des interprétations en sens contraire. On dit d'un homme vigoureux qu'il est fort comme Navarrenx, Hort coum Nabarrenx. Celui qui a l'inébranlable volonté́ de persister dans une résolution prise, affirme qu'on ne le ferait point fléchir par tous les canons de Navarrenx, per toutz lous canous de Nabarrenx. Mais, d'autre part, on se rit de certains dangers, comme des canons de Navarrenx, coum deus canous de Nabarrenx. La contradiction que Ton remarque entre le dernier dicton et les autres, s'explique, si Ton rapporte ceux-là̀ à l’époque où cette ville était une forte place de guerre, et celui-ci, au temps où elle n'aurait pu tenir contre la moindre attaque. Ainsi, quelques mots du langage populaire suffisent pour montrer encore aujourd'hui ce qu'il serait trop ambitieux d'appeler « grandeur et décadence de Navarrenx ». 

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