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Philosophie
Roncevaux - Orreaga - Roncesvalles : Éric Trélut en route vers Compostelle (suite)
Roncevaux - Orreaga - Roncesvalles : Éric Trélut en route vers Compostelle (suite)

| Éric Trélut 2073 mots

Roncevaux - Orreaga - Roncesvalles : Éric Trélut en route vers Compostelle (suite)

« C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau
qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un
aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable
de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la
preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois
par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la
musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière
le tombeau; et quand un poème exquis amène les larmes au
bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès
de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une
mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature
exilée dans l’imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement,
sur cette terre même, d’un paradis révélé. »

Baudelaire - Notes nouvelles sur Edgar Poe, 1857.

Marcher n’est rien, si l’on ne se met pas d’abord en état de marcher. Et pour cela, il faut cesser de savoir où l’on va. Car celui qui sait déjà le chemin ne se laisse pas conduire : il calcule, il anticipe, il maîtrise. Mais pour marcher vraiment, il faut consentir à l’ignorance aimante, à la dépossession confiante. Comme un enfant que l’on prend par la main. Comme un adulte égaré qu’un autre guide doucement : « Prends ma main, je te mènerai. » Ainsi, il nous faut devenir enfants pour que Jésus nous prenne par la main. Étrange retournement : je marche pour redevenir enfant, pour être conduit par Celui qui seul connaît le terme.

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Arrivée à Roncevaux ©
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1. Là-haut, nous touchons le ciel

« E Ultreya, e suseya, Deus aia nos » 
Codex Calixtinus.

« Au Pays basque, la route de Saint-Jacques franchit un mont remarquable appelé Port de Cize… Pour le franchir, il y a huit milles à monter et autant à descendre. En effet, ce mont est si haut que celui qui en fait l'ascension croit pouvoir de sa propre main toucher le ciel. »
Ainsi écrivait Aimery Picaud, au XIIe siècle, dans ce qui fut sans doute le premier Guide du Pèlerin. Il y a, dans cette phrase, quelque chose de naïf et de vrai. Là-haut, nous touchons le ciel. À la main.

Aujourd’hui encore, ce passage demeure le plus célèbre, le plus rude, le plus symbolique. Mais en hiver, la haute route — celle que Napoléon fit aménager pour son armée — est interdite. Trop de pèlerins s’y sont perdus, engloutis par la neige, par le brouillard ou par l’orgueil de vouloir passer coûte que coûte. Depuis 2015, du 1er novembre au 31 mars, le passage par le col Lepoeder est fermé. Reste alors le détour par Valcarlos, plus bas, plus sûr. « C’est par là que passent ceux qui ne veulent pas franchir la montagne », dit encore le guide ancien.

C’est la première étape du Camino Francés : vingt-cinq kilomètres seulement, mais près de 1800 mètres de dénivelé, dont 1270 de montée, suivis de 500 de descente concentrés sur quelques lacets raides. L’hiver y règne en maître, rugueux, imprévisible, avec la menace silencieuse de la neige. Ici, le ciel change d’humeur sans prévenir : ce qui, une heure plus tôt, baignait dans la lumière crue d’un soleil impitoyable, peut bientôt s’ensevelir sous un brouillard épais venu de nulle part. Certains s’y sont déjà égarés – avalés par le blanc, par le vent, par le silence.

Là-haut, au cœur de cette ascension, rude et nue, quelque chose en moi s'est mis à résonner —un appel plus ancien, plus profond. J’entendis une voix — comme un cor dans le soir, porté de colline en colline, appelant les âmes égarées, les chevaliers d’un autre âge, ou peut-être simplement les marcheurs fatigués. Le brouillard recouvrait tout, mais j’ai cru entendre encore, au-delà des virages et des pierres, ce chant d’airain que Vigny évoquait : le son du Cor, écho d’un monde révolu qui pourtant murmure encore à ceux qui marchent seuls.

2. Réponse au Cor de Vigny

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En montant vers le col ©
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« Je veux offrir à Dieu quelque chose de rare,
une vie affranchie de la peur de mourir,
une mort plus heureuse que la vie du lys blanc,
la conscience d’aimer ce qui ne peut mourir,

ce rose dont le ciel est capable parfois
et la fidélité de l’âme exceptionnelle. »
Lydie Dattas, « Quelque chose de rare », in Le Livre des anges, Gallimard, 2020.

VIGNY
« J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille. »

LE MARCHEUR
Je n’ai point de destrier, ni d’épée qui rayonne,
Mais le secret de Vous que j’aime et qui résonne.
Je porte un deuil sans mort, un adieu sans tombeau,
Et l’hiver me couronne au seuil du grand plateau. 

VIGNY
« Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,
De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle. »

LE MARCHEUR
Je monte lentement, les genoux dans la boue,
Et c’est le vent du nord qui me parle de Vous.
Aucun cor ne retentit dans la forêt obscure,
Mais j’entends un soupir qui traverse l’azur.

VIGNY
« Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte au chant de la romance. »

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Au col ©
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LE MARCHEUR
Ce nom que je ne dis qu’au secret des orages
Est mon unique feu, ma couronne, mon gage.
Il n’est point de combat sinon ce pas tremblant
Qui Vous cherche partout, dans la pluie, dans le vent.

VIGNY
« Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée ! »

LE MARCHEUR
Et si Roncevaux pleure un héros disparu,
Moi, j’avance pour Vous, le regard suspendu.
Je suis ce pèlerin qui ne veut que brûler,
Non pour être sauvé, mais pour Vous ressembler.

Je ne Vous invoque pas comme on prie les étoiles,
Mais je garde de Vous la lumière sans voiles.
Et si Roncevaux pleure un héros disparu,
Moi, j’avance pour Vous, le regard suspendu.

Et si je dois tomber, seul, dans le col glacé,
Qu’on dise simplement que je Vous ai laissé
Tout ce que j’étais — le reste est sans décor,
Plus profond que Roland, plus fidèle que le cor.

3. Là-haut, au col de Cize, la légende veille.

« Ici se trouve le sentier qui mène à la source de vie … »
Cristina Campo, Les impardonnables, Gallimard, 2023

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Saint Jacques dans l'église à Roncevaux ©
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Il existe une légende. Ce col est une frontière invisible entre la vie et la mort, entre le serment des hommes et la fidélité du ciel. Là s’accomplit, en l’an 1080, ce que le Codex Calixtinus nomme le cinquième miracle de saint Jacques. 

Trente chevaliers lorrains faisaient route vers Compostelle. Tous avaient juré de ne jamais s’abandonner en chemin — tous sauf un. Mais lorsque l’un d’eux tomba malade, aux abords du col, les serments fondirent comme neige de printemps. 

Tous l’abandonnèrent… sauf celui qui n’avait pas juré. Celui-là seul resta, silencieux, fidèle. À deux, ils franchirent la montagne, lentement, douloureusement. 

Et là, au sommet, l’âme du mourant s’envola - portée, dit-on, par saint Jacques lui-même. Il surgit alors dans la nuit sur son cheval lumineux, prit le défunt dans ses bras, et offrit à son compagnon de monter en croupe. 

À l’aube, ils étaient au Monte del Gozo (1). Le mort fut enseveli. Et le vivant, bouleversé, rejoignit ses frères pour leur dire ce qu’il avait vu. Le reste du chemin se fit dans le repentir.

Depuis que sur ce col le vent hurle et s’égare,
Un son mystérieux traverse les hauteurs,
Ni souffle, ni tempête, mais un écho bizarre,
Comme un appel voilé, tissé de vieille ardeur.

Est-ce un cor oublié, qu’un ancien souffle exhume,
Un cri que le silence aurait appris par cœur ?
Ou bien le pas lointain d’un cheval dans la brume
Qui veille sans repos au sommet d’une peur ?

Je marchais. Tout dormait, sauf cette voix étrange
Qui semblait me choisir, au creux du vent glacé.
La légende, enfouie sous la cendre des anges,
Brûlait encore en moi, sans que je l’eusse appelée.

Alors, sans expliquer, mais pour lui faire offrande,
J’ai pris l’encre et le mot, la rime et le secret.
Non pour dire « Je sais », mais pour que quelque offrande
Réponde à ce qui vient et fuit quand on se tait.

4. Cantique de la Mère en chemin

« Magníficat ánima méa Dóminum, 
Et exultávit spíritus méus in Déo salutári méo. »
Magnificat, cantique de Marie, Évangile selon saint Luc.

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Poème ©
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Une poésie basque de 1619 consignée à Roncevaux dans l’ouvrage manuscrit de Jean de Huarte, chanoine et sous-prieur de Roncevaux, Historia de Roncesvalles. Orierriaga est le nom de la prairie où fut découverte au Xe siècle la statue de Notre-Dame de Roncevaux. Cf. Huarte, op. cit., cap. 32, imagen : « prado llamado Orierriaga ». 

Reine des anges, au mont d’Orierriaga,
Assise dans la paix, parmi les séraphins,
Tu resplendis là-haut, comblée de douce flamme,
Toute pleine de gloire aux éclats séraphins.

Tu es la plus belle en l’ordre des créatures,
Et plus grande est ta gloire en ciel et sur la terre ;
Ton nom seul fait frémir l’ombre et les aventures,
Car Dieu t’a revêtue d’une splendeur entière.

Le pèlerin l’a vue, rayonnante d’allégresse,
Dans un élan de joie, le cœur plein de clarté ;
Et Jésus, le Seigneur, en un geste de tendresse,
L’a comblée de trésors, d’amour et de beauté.

« Les enfants sont les seules grandes personnes que je connaisse. 
Les enfants sont des gens du voyage, des âmes de grande circulation. 
Quand ils viennent dans ce monde, ils n’ont pas de vêtements, 
pas de mots, pas d’argent, aucun bien hors les biens du manque. »
Christian Bobin, « Le Temps qu’il fait », L’épuisement, 1994.

J’ai quitté Saint-Jean-Pied-de-Port sous la pluie. Dans le vent. Je suis arrivé à Roncevaux, épuisé dans le brouillard. Je n’étais plus seul. J’avais appris ma solitude, jour après jour, deux mois durant ; je me retrouvais soudain un peu perdu parmi les hommes. Au sortir de ma solitude, je ne voulais pas que l’on puisse lire en moi comme si mon chemin m’avait donné un visage transparent. Il fallait attendre un peu. Il fallait attendre que la poussière des pas s'éparpille dans le jour…ou la nuit qui vient. 1200 km depuis Vézelay ; le chemin, c’est mon cœur qui éclate en silence. Et, ce qui ne peut danser au bout des pieds, s'en va hurler au fond de l'âme.

Déjà – il est vrai - dans la montée, j’ai pu croiser des pèlerins issus de Corée, un Italien, et un Polonais.

Et lors du repas du soir, Peter, un Allemand qui ne parle qu’allemand, et Joshua, un Suisse parlant et l’allemand et un peu le français ! 

Ouf ! Je craignais la question du pourquoi. Je n’étais pas obligé de répondre. La question ne fut pas posée. Mais, je fus terrifié. Le chemin comme arrêté. Ce soir-là, j’aurais aimé que mon ange me prît dans ses bras pour que le chemin redevienne possible (2).

Cette nuit-là, je fus pris.

Le lendemain, dès l’aube, à la sortie de Roncevaux, je lus : « Santiago de Compostela, 790 kilomètres ». 

¡ Buen camino !

Eric Trélut, Gabat

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Notes :

(1) « Montjoie ! Montjoie ! » criaient les pèlerins qui parlaient français, du haut de cette colline de 368 mètres d’où vous apercevez déjà les flèches de la cathédrale de Compostelle, qui ne sont plus qu’à cinq kilomètres.

(2) Christian Bobin (La vie passante, 1990) écrit cette si belle légende : « Un homme arrive au paradis. Il demande à un ange de lui montrer le chemin qu’ont dessiné ses pas sur terre. Par curiosité. Par enfantin désir de voir et de savoir. Rien de plus simple, dit l’ange, allez vers cette fenêtre et regardez. L’homme approche son visage de la vitre et contemple ses pas sur la terre, depuis son enfance jusqu’à son dernier souffle. Quelque chose l’étonne : parfois il n’y a plus de traces. Parfois le chemin s’interrompt et ne reprend que bien plus loin. Ces absences, dit l’ange, correspondent à ces jours où votre vie était trop lourde pour que vous puissiez la porter. Je vous prenais donc dans mes bras, jusqu’au jour suivant, où la joie vous revenait. »

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Notre Dame de Roncevaux ©
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