Au Brésil le 31 mars 1964 la Quatrième République et son président élu, Joao Goulart, sont renversés par un coup d’état militaire (golpe) soutenu par les États-Unis. C’est l’opération Brother Sam, préparée de longue date, bénéficiant de l’appui de la CIA. Les militaires brésiliens déclarent avoir deux ennemis principaux : le communisme et le Parti Travailliste Brésilien (Partido Trabalhista Brasileiro) mais en fait, c’est un rejet total de l’ensemble de la classe politique et de la démocratie représentative. La dictature met en place plusieurs actes constitutionnels aboutissant, en 1968, à la suspension de la Constitution de 1946, à la dissolution du Congrès, à la suppression des libertés individuelles. Elle instaure un code de procédure pénale militaire qui autorise l’armée et la police, à arrêter, puis à emprisonner, hors de tout contrôle judiciaire, tout « suspect ». La dictature militaire ne s’achèvera qu’avec l’élection de Tancredo Neves en 1985. Cette période de plus d’une décennie est celle des « années de plomb ».
Rio de Janeiro, janvier 1971, plage d’Ipanema. Une femme brune, la quarantaine, Eunice Paiva (Fernanda Torres) se baigne en toute quiétude. Soudain un vrombissement : un hélicoptère militaire traverse le ciel bleu. Sur la route bordant la plage passent des camions chargés de soldats armés. Eunice rejoint l’estran où jouent des enfants du quartier dont les siens, au beach volley, au football, etc. Ces scènes estivales, joyeuses, sont filmées en couleur par une caméra super 8mm tenue par un membre de sa famille. La mère et les enfants rentrent pour le goûter dans une belle villa, à proximité d’Ipanema. L’ambiance s’installe, turbulente et joyeuse. La famille Paiva compte cinq enfants, quatre filles et un garçon, dernier né de cette fratrie. Le père, Rubens Paiva (Elton Mello), est un ingénieur civil apprécié. Les Piava forment une famille soudée de grande bourgeoisie carioca.
Rubens Paiva a été député fédéral de 1963 jusqu’au Golpe de mars 1964. Il choisit avec sa famille, l’auto-exil de quelques années, en Yougoslavie puis en France. Rentré au Brésil, il reprend d’intenses activités d’ingénieur civil sans toutefois négliger la parentèle de cinq enfants épanouis dans cette grande bâtisse près de l’océan. Discrètement, il aide des exilés et poursuit des activités de soutien aux militants ciblés par le régime autoritaire dans une logique de résistance. Soudain, le 20 janvier 1971, sa villa est occupée et perquisitionnée par six individus armés.
Au terme de leurs investigations infructueuses, Rubens Paiva (41 ans) est embarqué par ces hommes en civil dont leur chef prétend qu’ils appartiennent à l’armée de l’air brésilienne …
Walter Salles (68 ans) est réalisateur, scénariste et producteur brésilien qui tout au long de sa carrière cinématographique nous a proposé des films intéressants : Central do Brasil (1998) Ours d’or à Berlin, une comédie dramatique sur son pays au succès international ; Carnets de voyage (2003) sur le périple en moto, en 1952, dans les pays d’Amérique du Sud des argentins Ernesto Guevara (le futur Che, 1928-1967) et de son ami Alberto Granado (1922/2011); Sur la route (2021) adaptation du roman mythique (On the Road – 1957) de l’écrivain américain Jack Kerouac (1922/1969).Une filmographie pour le moins éclectique de Walter Salles à l’image de son existence, lui qui a vécu de longues années en Europe avec ses parents (il parle couramment le français et l’anglais).
Je suis toujours là est une adaptation du livre (Ainda Estou Aqui -2015) de Marcelo Rubens Paiva (né en 1959), et dernier né de la famille. Durant son adolescence, Walter Salles a fréquenté la famille Paiva à partir de 1969 : c’étaient des voisins chaleureux, un peu bohèmes, vivant dans une maison pleine de rires et de chants. Pour raconter cette histoire tragique Walter Salles et son chef opérateur Adian Teijido, optent pour un dispositif agile, caméra à l’épaule, durant la première partie du film avant l’arrestation de Rubens Paiva : moment de bascule du récit.
Ce choix technique renforce, à l’évidence, notre ressenti sur la joie de vivre des Paiva (chants, plage, jeux, maison, etc.) malgré une atmosphère anxiogène. Pour souligner le contraste, le réalisateur introduit des inserts de films de vacances en super 8mm, à la définition vaporeuse et aux couleurs délavées. Le vécu percute le présent. Après la déflagration de l’arrestation et de l’angoisse qu’elle induit (les ravisseurs ont tiré les rideaux dès leur irruption !) les séquences sont filmées en plans stables, souvent muets, comme pour souligner la gravité de la situation qui anéantit Eunice Piava, femme au foyer avec cinq enfants.
Walter Salles dresse un portrait d’épouse aimante, de mère attentionnée toute en délicatesse. Sous son apparente fragilité physique, Eunice, est une femme forte, déterminée, lumineuse, que des décisions difficiles ne rebutent pas. Demeurée seule avec ses enfants, dans un climat hostile, en des temps incertains, elle fait face au moloch. Pour son interprétation habitée, Fernanda Torres a obtenu le prix de la Meilleure actrice au Golden Globe 2025 damant le pion aux deux actrices favorites : Nicole Kidman et Angela Jolie.
Je suis toujours là a été projeté a la Mostra de Venise ou il a été récompensé du Prix du meilleur scénario. Au Brésil, le dernier opus de Walter Salles a eu un grand succès (plus de 3 millions d’entrées).