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Cinéma La critique de Jean Louis Requena
Bergers (113’) - Film franco-québécois de Sophie Deraspe
Bergers (113’) - Film franco-québécois de Sophie Deraspe

| Jean-Louis Requena 834 mots

Bergers (113’) - Film franco-québécois de Sophie Deraspe

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"Bergers" de Sophie Deraspe ©
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Arles, en Provence, un hôtel près des arènes romaines. Un jeune homme, Mathyas (Felix-Antoine Duval), se réveille et ouvre les volets de sa chambre sur le panorama. C’est un québécois qui a brusquement, sur un coup de tête, quitté la Belle Province pour venir s’installer dans le sud de la France. Déraciné, sans attaches, il ne sait que faire pour s’intégrer dans la société provençale, si différente de celle de son pays natal. Il aspire à devenir berger, lui qui était spécialisé dans la création de slogans publicitaires pour une agence de communication de Montréal. Bien accueilli par les autochtones, il cherche à mieux s’incorporer dans la société locale. Avec persévérance, il postule au poste de berger à la stupéfaction de ses rencontres dans divers endroits de la ville (hôtels, marchés, bistrots, etc.). Tous doutent de sa capacité à faire le dur métier de berger, le dernier des métiers, selon les patrons de bergerie qu’il sollicite.

Après plusieurs refus, il est embauché à l’essai pour une journée de travail lors d’une séance de tonte des brebis. Le soir venu, son patron le déclare inapte. Sans se décourager, toujours à la recherche d’un travail pastoral, Mathyas se rend à la sous-préfecture pour se déclarer en recherche d’emploi. Une secrétaire aimable, Élise (Solène Rigot), le reçoit mais l’informe que son cas particulier ne peut être résolu par l’administration : aucun des formulaires n'y répond. Amusé par l’échec de sa démarche, il laisse par défi, ses coordonnées à la fonctionnaire.

Alors que sa situation semble dans une impasse, il est contacté par Agnès Tellier (Véronique Ruggia Saura), la cinquantaine aimable, qui possède dans la campagne, un vieux mas décrépit où elle élève des brebis avec Gérard (Bruno Raffaelli) son mari. Ce dernier, bougon au physique impressionnant, est quelque peu désabusé par sa profession moribonde. Mathyas s’installe sommairement dans une cabane près de la bergerie. Il y rédige un journal et écrit quelques lettres à Élise qui lui répond. Un berger algérien, Ahmed (Michel Benizri), vieil employé du couple Tellier, est chargé d’apprendre le métier à Mathyas.

Malgré quelques livres lus pour s’informer, Mathyas est étonné par la dureté du labeur, par la violence exercée, en continu, sur le troupeau de brebis. Sans broncher, extenué, guidé par Ahmed, il apprend les arcanes du pastoralisme…

Bergers est le cinquième long métrage de fiction de la canadienne Sophie Deraspe (51 ans), fort connue au Québec comme réalisatrice, directrice de la photographie et productrice. Pour son dernier opus, elle a adapté le roman autobiographique D’où vient-tu berger ? (Actes Sud – 2024) de l’écrivain québécois Mathyas Lefebure. Ce dernier a participé à la rédaction du scénario dont ils ont élagué les réflexions, les analyses et les incantations panthéistes de son ouvrage. Bergers est un film terrien avec, par intermittence, la voix off de Mathyas qui accompagne l’action : la fiction questionne sans cesse le réel dont elle est imprégnée. Les corps souffrent dans un effort constant afin de conduire le vaste troupeau de brebis (800 têtes !) dans sa longue randonnée vers les alpages. La vie d’un pasteur, métier millénariste, n’est pas idéalisé comme dans les ouvrages consultés par Mathyas. La réalité fracasse l’utopie mais demeure malgré sa violence, rédemptrice !

Les deux précédents longs métrages de Sophie Deraspe, Les Loups (2014) et Antigone (2019), posaient déjà, sous la forme fictionnelle, des problèmes existentiels. Pour Bergers, Sophie Deraspe répond à son intervieweur : « Que fait-on de nos vies ? Le capitalisme et le néo-capitalisme ne peuvent pas déterminer complètement nos existences. Le cinéma en ce sens relève d’un geste de résistance. Comme la photographie, il constitue une mémoire. Je conçois l’art comme une forme de consolation face à l’imperfection du monde et à sa disparition ». Elle reconnait avoir été impressionné par le film espagnol As Bestas (2022) de l’espagnol Rodrigo Sorogoyen sur un couple français s’installant à la campagne, en Galicie, dans un village pour une part hostile à leur venue (critique BasKulture août 2022).

Le directeur de la photo, le canadien Vincent Gonneville (il éclaire de nombreux films du nouveau cinéma québécois), a fait un travail remarquable sur les images des décors naturels (intérieurs, extérieurs) : la palette chromatique est limitée aux couleurs chaudes, douces, jamais criardes. Les Préalpes sur lesquelles se repend, tel un fleuve, le troupeau de brebis, restent bucoliques sans jamais d’effet « cartes postales ». Malgré le drame pastoral violent, tant pour les humains que pour les animaux, Bergers échappe aux effets faciles de surenchères. L’ensemble reste pudique, la cruauté hors champs, soulignée par la musique originale, non envahissante, de l’incontournable compositeur québécois Philippe Brault.

Bergers de Sophie Deraspe ne tombe jamais dans les clichés habituels des récits sur le pastoralisme pourtant fort nombreux (la glose chrétienne est inspiratrice !). Les acteurs professionnels et non professionnels ont certes un fort accent provençal mais ils ne sont pas pour autant caricaturaux comme dans maints « films provençaux ». Mathyas (Felix-Antoine Duval) et dans une moindre mesure Elise (Solène Rigot), vivent, à l’unisson, l’existence qu’ils ont choisie.

Bergers a été couronné Meilleur film canadien au Festival International de Toronto 2024.

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"Bergers", film de Sophie Deraspe ©
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