Angleterre février 1918, vers le terme de la Première Guerre Mondiale (août 1914/ novembre 1918). Edward (Conçalo Waddington), attaché d’ambassade trentenaire, doit rejoindre son poste de diplomate à Mandalay, en Birmanie, un des joyaux de l’Empire Britannique. Il est fiancé, depuis sept ans (!), avec une compatriote Molly (Crista Alfaiate), une jeune femme de la haute société anglaise. Le mariage doit avoir lieu incessamment. Edward ne désire plus convoler mais tout au contraire il tente de s’échapper de l’emprise de Molly et de son environnement professionnel. Il fuit, sautant d’un pays à un autre, de capitale en capitale d’extrême orient, en s’efforçant, ainsi, d’effacer sa trace : la Thaïlande (Bangkok), Le Vietnam (Hanoi), Les Philippines (Manille), le Japon (Osaka) et enfin la Chine. Edward se dérobe à la passion amoureuse, dévorante, inextinguible, de Molly.
Molly part à sa recherche en suivant son itinéraire, glanant des échos sur son promis, évanescent. Elle est pugnace et décidée, malgré des informations parcellaires, des rencontres hasardeuses, des obstacles en tous genres, elle s’obstine. Rien ne la fera fléchir !
En quelque sorte, Edward et Molly répètent, dans l’Empire Britannique, « l’Asian Grand Tour » du début du XXème siècle qu’effectuaient les sujets fortunés de sa Gracieuse Majesté. Un tourisme colonial élitiste à l’anglaise …
Molly finira-t-elle par rejoindre son aimé ?
Grand Tour est le sixième long métrage du portugais Miguel Gomes (52 ans) à la filmographique hors normes. Nous l’avons découvert avec Tabou (2012), un film inspiré par celui, muet, de Tabou (1931) de l’immense réalisateur allemand Friedrich Wilhelm Murnau (1888/1931) tourné, non sans difficulté, dans l’archipel polynésien. Tous deux possèdent une sorte d’étrangeté dans le déroulé d’un récit hybride, mi-documentaire, mi-fiction, où deux univers, le réel et le fictif se télescopent pour produire une œuvre fascinante. Le spectateur, d’abord déconcerté, doit en accepter les règles sous peine de « décrocher ».
Par sa construction en gigogne, Grand Tour mérite notre attention car il « résiste » comme toutes les œuvres artistiques importantes (littéraires, musicales, picturales, etc.). Le réalisateur, également scénariste, a découvert, la veille de son mariage (!), un livre de voyage de l’écrivain anglais, très francophile, Somerset Maugham (1874/1965) : Gentleman in The Parlour (1930). Dans cet ouvrage, sur deux pages l’écrivain raconte sa rencontre avec un compatriote vivant en Birmanie, fuyant sa fiancée à travers l’Asie avant d’être rattrapé et finalement vivre un mariage heureux.
Grand Tour est aussi le résultat d’une expérience de trois ans pour que Miguel Gomes construise son dernier opus : la réalisation a commencé en janvier 2020 par un voyage sur les lieux de l’intrigue en filmant des documentaires couleur (16 mm) avec une petite équipe : les villes, les attractions, les marionnettes, etc. Le voyage est interrompu par la pandémie du Covid 19 alors que l’équipe de tournage avait déjà parcouru, en cinq semaines, la Birmanie, la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines et qu’ils parcouraient le Japon avant de s’embarquer pour la Chine où une étrange épidémie sévissait mettant un terme à leur voyage.
En janvier 2022, las d’attendre que le gouvernement chinois mette fin à sa « politique de Covid zéro », Miguel Gomes mandate depuis Lisbonne, une équipe chinoise laquelle enregistre le dernier segment du film documentaire qui commence à Shanghai et se prolonge dans la province de Sichuan, proche du Tibet. En mars 2023, les séquences fiction en noir et blanc sont tournées dans un studio à Lisbonne puis à Rome.
Miguel Gomes déclare à ce sujet : « Nous réinventons le monde chaque jour ensemble. En 30 décors : forêts de bambou en Chine, jungles thaïlandaises, temples enneigés du Japon, Palais de Bangkok, port birman, demeure seigneuriale au Vietnam, bateau sur le fleuve Yangtze … sans trucage numérique ». Le résultat sur l’écran, passé un moment d’accoutumance à cette hybridation, est fascinant.
Edward et Molly font deux grands tours : celui géographique des images de l’Asie contemporaine (documentaire en couleur et noir et blanc) ou ils n’apparaissent jamais, et celui de l’Asie imaginaire (fiction dans en noir et blanc superbe) tourné en studio dans des décors épurés. C’est ce Grand Tour réel/imaginaire que Miguel Gomes nous invite à visionner.
Grand Tour n’a pas, compte tenue de sa fabrication hétéroclite pour cause de la pandémie, de coutures précises, n’est pas exempt de quelques trous dans le récit si ce n’est les voix off qui lient et relatent, dans la langue du pays (birman, thaïlandais, vietnamien, etc.), l’errance des personnages : Edward velléitaire, Molly déterminée. Grand Tour est scindé en deux parties distinctes et égales : la fuite puis la poursuite. Un effet narratif miroir poétique … et troublant.
Grand Tour a été projeté au Festival de Cannes 2024 dans la sélection officielle. Miguel Gomes a obtenu le Prix de la mise en scène méritée.