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Philosophie
Du sourire et des dieux (II) par le professeur Éric Trélut : "La jolie fièvre du sourire"
Du sourire et des dieux (II) par le professeur Éric Trélut : "La jolie fièvre du sourire"

| Éric Trélut 1264 mots

Du sourire et des dieux (II) par le professeur Éric Trélut : "La jolie fièvre du sourire"

2. La jolie fièvre du sourire.

« Ici, jadis, s’élevait une splendeur.
Et cette splendeur fut ravagée.
Mais…
Les ruines aussi peuvent être belles » (1).

(1) Wajdi Mouawad, L’ombre en soi qui écrit. Conférence inaugurale donnée au Collège de France le 6 février 2025.

Le vent de cette nuit de septembre souffla bien au-delà d'Addison's Walk. Il ébranla les certitudes de Lewis et ouvrit en lui un chemin vers l'Incarnation. Ce même souffle, je l'ai senti au long des sentiers de Compostelle, et en Grèce, parmi les ruines, mais, étonnamment là où je suis dans quelque chose de plus immuable que la pierre : le sourire de la korê (1) grecque.

La marche, la prière m'ont appris que le « mythe vrai » n'est pas un simple récit lointain, mais une vérité à accueillir dans chaque pas, dans chaque souffle, dans chaque regard tourné vers le ciel. Et, comme cet oiseau d'Addison's Walk, j'entends aujourd'hui murmurer en moi : "Cette année, cette année, nous échapperons au cercle et briserons l'enchantement." Car, il y a dans le souffle de certaines nuits une grâce qui ne s'explique pas. C'est la trace d'une éternité qui féconde la terre, et qui murmure à l'âme : l'éternel est déjà là, dans le tremblement du moment.

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Du sourire et des dieux ©
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Et il m'est revenu, en foulant la terre poussiéreuse de Mycènes, en regardant les ruines majestueuses de Delphes, cette sensation d'une rencontre entre le mythe et la réalité. Là, devant la porte des Lionnes, la pierre elle-même semblait respirer l'écho des récits antiques. Comme si Agamemnon, Clytemnestre, et les ombres d'un passé lointain murmuraient encore à qui sait écouter. Le soleil grec, implacable et doré, éclairait ces récits d'autrefois qui, soudain, prenaient chair et vérité.

À Delphes, au pied du temple d'Apollon, la Pythie n'est plus, mais le souffle, lui, persiste. Ce n'est plus un oracle qu'on attend, mais la confirmation discrète que ces lieux portent encore la trace d'un dialogue ancien entre ciel et terre. Là, j'ai compris ce que Lewis et Tolkien évoquaient : cette frontière ténue où le mythe s'incarne dans la pierre, où l'invisible se rend palpable et se goûte. Les mythes sont des aperçus fugaces d'une vérité plus grande. Comme l'écrivait Lewis (2) :

« Le mythe est une montagne d’où coulent différents torrents qui deviendront vérités en bas dans la vallée ; in hac valle abstractionis (3). On pourrait dire aussi que le mythe est un isthme qui relie la péninsule de la pensée à ce vaste continent sur lequel nous vivons dans la réalité. Il n’est pas abstrait comme la vérité ; et il n’est pas non plus lié, comme l’expérience immédiate, à un évènement particulier. Or, de la même façon que le mythe transcende la pensée, l’Incarnation transcende le mythe ».

Et c'est peut-être cela, cette tension entre le mythe et la réalité, que j'ai ressentie là-bas, en Grèce : cette certitude que le ciel n'est jamais loin de la terre, que l'éternité frôle toujours nos pas lorsqu'on marche, le cœur offert, dans ces lieux chargés d'une présence qui nous dépasse.

Et puis, il y a le sourire (ou plutôt le demi-sourire) des statues grecques des Korès (4) de l’Acropole. Pourquoi les Korès de l’Acropole sourient-elles ? Pour « faire voir en vie et en beau » ; parce que, selon Alain Pasquier, correspondant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, la beauté honore les dieux et fait plaisir aux hommes. Christian Bobin lui aurait opposé le sourire de La petite châtelaine de Camille Claudel :

« Il n’est ni chagriné ni souriant : il va vers de la douleur pure. Camille Claudel a saisi le visage d’une enfant allant vers son visage éternel. Quand je regarde ce visage, je sais que je ne suis pas seul. […] Je n’ai pas la folie de dire que c’est une présence, mais il y a là-dedans plus que de la matière. Ce que je vois sur ce visage de fillette, c’est tout simplement la pointe de l’âme de Camille Claudel. Avec du charnel peut donc se dire quelque chose qui ne l’est pas, qui a à voir avec l’aérien. On voit quelqu’un être là, presque à son point d’apparition. »

La vérité naît ainsi dans les lèvres. L’on peut mourir pour un tel sourire (5). Et dans les yeux aussi. Car il faudrait parler aussi des yeux lorsque le sourire donne aux lèvres « le dessin d’un tout petit berceau un peu tremblant (6) »

Même pour ce visage de la korê grecque si elle avait tout trouvé. L’on pourrait mourir si l’on cherchait Dieu dans la jolie fièvre de ses yeux, comme s’ils sortaient du four de Dieu (7) Lui-même. Tout sourire qui pétille est déjà ce tout petit berceau, celui-là même où Dieu s’est fait petit enfant, venu enflammer notre temps (8).

Alors, m'est venue à l'esprit une pensée de Maria Zambrano (9), elle qui écrit avec son sang d’exilée que tout mythe est la respiration d'un monde qui cherche à se dire au-delà de sa propre existence ; que tout mythe est cette ouverture où l'homme aperçoit, fugace et lumineux, l'éternité en transit.

Car, là où la raison bute et s’efface, le mythe s'avance, humble et nécessaire. Entre les pierres de Mycènes et le vent d'Addison's Walk, quelque chose demeure, invisible et vibrant, comme dans le sourire de la bien-aimée qui nous sauve de notre vie (10) : une promesse, l’espérance que la vérité, un jour, nous prendra par la main et nous guidera au-delà des cercles du temps.

Et c'est ainsi que, porté par ce souffle ancien et toujours nouveau, je me suis ressouvenu de la méditation de Charles De Koninck (1906-1965) sur Ego Sapientia (11). Lui aussi, d'une plume amoureuse (12) et humble, s'est approché de ce mystère où la Sagesse éternelle se fait chair et lumière dans nos vies, se fait sourire en Marie. Comme un écho de ces pas sur Addison's Walk, sa pensée viendra bientôt prolonger notre quête, dans le bruissement discret d'une vérité toujours à naître. Alors, sourions, car le mariage du ciel et de la terre, du mythe parfait et du fait parfait, réclament non seulement notre amour et notre obéissance, mais aussi notre émerveillement et notre joie, « s’adressant au sauvage, à l’enfant et au poète en chacun de nous, tout autant qu’au moraliste, au savant et au philosophe (13) ».

Éric Trélut, Gabat

Notes
(1) Du grec korê qui signifie « jeune fille ».
(2) C. S. Lewis, Le mythe devenu fait, 1944.
(3) « Dans cette vallée de séparation ».
(4) Emprunté du grec korê, « jeune fille ». Ce sont des sculptures de gracieuses jeunes filles de la Grèce antique.
(5) « Et la qualité d’un sourire peut faire que l’on meure ». Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage. Gallimard, France, 1944.
(6) Christian Bobin, La lumière du monde, Gallimard, 2001.
(7) « Mais elle, qui voyait mon désir, commença, en riant si joyeuse que Dieu semblait jouir dans son visage ». Dante Alighieri, La Divine Comédie, « Le Paradis », chant 27, 102-105.
(8) Bobin note dans La lumière du monde, que chaque sourire est « presque un avant-goût de la vie d’après, comme une fleur de l’invisible ».
(9) Maria Zambrano, Philosophie et poésie, 1939.
(10) « La certitude d’avoir été un jour, ne serait-ce qu’une fois, aimé, et c’est l’envol définitif du cœur dans la lumière ».
(11) Charles de Koninck, Ego Sapientia : La sagesse qui est Marie. Québec-Montréal: Éditions De l’Université Laval / Éditions Fides, 1943.
(12) Sa découverte au début des années 40 du Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge de Saint Louis-Marie Grignon de Montfort (1673-1716) fut un véritable « coup de foudre ».
(13) C. S. Lewis, Le mythe devenu fait, 1944.

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