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Cinéma La critique de Jean Louis Requena
Anora (139’) - Film américain de Sean Baker
Anora (139’) - Film américain de Sean Baker

| Jean-Louis Requena 918 mots

Anora (139’) - Film américain de Sean Baker

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Cannes : Palme d'or pour "Anora" de Sean Baker ©
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"Anora" de Sean Baker ©
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New York (Big Apple). Anora (Mikey Madison) dite Ani, est une stripteaseuse de luxe dans un club chic de Brooklyn. Bien intégrée dans cet établissement, elle est très active auprès des clients et fort appréciée par son patron, un homme débonnaire. Un soir, ce dernier lui propose de rencontrer un groupe de jeunes russes turbulents, avinés, qui dépensent sans compter. Il sait que Anora a quelques notions de russe apprises auprès de sa grand-mère. Après de courtes salutations, celle-ci fait connaissance d’Ivan (Mark Eydelshteyn) dit Vania, le plus excité de la bande qui ne connait que quelques mots d’anglais. Une conversation décousue s’engage entre les deux malgré le vacarme d’une sonorisation agressive. Ivan, ivre, prolixe, exhibe sans retenue des liasses de dollars. Il est, en effet, le fils unique d’un oligarque russe, Zakharov, immensément riche lequel a envoyé son rejeton aux États-Unis afin d’y poursuivre ses études.

Ivan invite Anora chez lui afin d’y relancer la fête alcoolisée avec ses amis. Une luxueuse limousine vient la chercher au bas du petit appartement qu’elle occupe avec sa sœur dans une triste banlieue de Big Apple (la Grosse Pomme). Arrivée sur les lieux, Anora reste éblouie par grande demeure qu’occupe Ivan en l’absence de ses parents : la bâtisse est de facture moderne avec de grandes baies vitrées et une vue magnifique sur la rivière Hudson. Ivan tombe sous le charme d’Anora ; la jeune femme est filiforme, sexy et de surcroît désinhibée. Ils cohabitent quelques jours, se livrant à une frénésie sexuelle.

Infantile, exalté, souvent saoul, un matin Ivan propose à Anora, stupéfaite, de l’épouser à Las Vegas (Nevada). Anora accepte. En Russie, la famille de l’oligarque est alertée. Sans attendre, elle dépêche trois sbires dans la demeure somptueuse dont Toros (Karren Karagulian) le tuteur d’Ivan d’origine arménienne. Ce dernier survolté, force l’entrée de la résidence, flanqué de ses deux acolytes : Garnick (Vache Tovmasyan), un arménien placide, et Igor (Yura Borisov) un russe costaux et taiseux.

Toros, sous la pression de la famille d’Ivan, tente de régler l’affaire à l’amiable ; en vain. Anora résiste farouchement, violemment, à toutes ses propositions …

Anora est le huitième long métrage du réalisateur et scénariste américain Sean Baker (53 ans). En 2017 nous avons apprécié The Florida Project (Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes), récit d’une communauté de paumés, échouée dans des barres d’immeubles vétustes près du parc Disneyland. Un récit ironique et décalé sur les familles fracturées, laissées pour compte du rêve américain (American way of life). Le metteur en scène y manifeste une intention, une tonalité dans cette œuvre loin des canons de la production hollywoodienne. Avec sa femme productrice, Samantha Quan, ils ne nous proposent que des longs métrages auto financés. Ainsi Anora a été tourné en 37 jours (un record !) avec un budget de 4 millions $, une bagatelle pour l’industrie du cinéma américain (équivalent à un film français dit du « milieu » : 4 millions €). C’est le prix de la liberté artistique. Ce couple produit des œuvres cinématographiques sur les maux, les travers de la société américaine, loin des clichés flatteurs dont nous sommes abreuvés. La violence de la société ultra capitaliste nous est révélée sans fard, mais non sans humour, avec une once de burlesque « cartoonesque » (dessins animés décalés, « survitaminés », etc.).

Sean Baker est de la deuxième génération des fondateurs du « Nouvel Hollywood » (1969/1979) : Francis F. Coppola, Martin Scorsese, Brian de Palma, etc. pionniers du « cinéma indépendant » Comme pour ses illustres prédécesseurs, la liberté artistique (scénario, tournage, montage et « final cut ») passe obligatoirement par la liberté économique (pas de budget pharaonique). Ainsi, par choix, le film a été enregistré avec des objectifs « rustiques » anamorphiques soviétiques des années 70. Le directeur de la photo Drew Daniels n’a pas hésité à éclairer faiblement les scènes (diurnes et surtouts nocturnes) pour une pellicule en 35 mm plutôt que par un dispositif numérique bien plus sensible à la lumière. Le résultat sur l’écran sont des images granuleuses qui rappellent les films indépendants de ses glorieux ainés, et qui permettent une mise en scène nerveuse grâce à la rapidité de mise en place exempte du temps long des préparations (décors, éclairages, répétitions, etc.). Cette nervosité est palpable sur l’écran : elle réjouit le spectateur. Sean Baker déclare : « J’ai avant tout été influencé par le cinéma des années 70, pas seulement les films du « Nouvel Hollywood », mais aussi par le cinéma italien, espagnol et japonais de cette époque, à la fois pour leur esthétique et leur sensibilité ».

Sean Baker, dans un récit ramassé sur quelques jours, fait de ce conte inversé du Prince Charmant et de Cendrillon, une sorte de cauchemar burlesque animé par trois pieds nickelés (Toros, Garnick et Igor), le tout avec un casting impeccable et une direction d’acteur inspirée : Mikey Madison (Anora/Ani), la travailleuse du sexe survoltée ; Toros (Karren Karagulian) le tuteur/conciliateur sous pression ; Garnick (Vache Tovmasyan) le flegmatique incompétent et enfin Igor (Yura Borisov) le nervi russe observateur et mutique. Nous rions aux aventures de ce quatuor improbable d’autant qu’une scène virtuose, hilarante, de 25 minutes (!), sert de pivot au film, ce dernier dès lors empruntant une piste inattendue.

Anora a obtenu la Palme d’or au dernier Festival de Cannes. En compétition deux films étaient favoris : Emilia Perez du français Jacques Audiard et Les Graines du figuier sauvage de l’iranien Mohammad Rasoulof (Cf. BasKulture août et septembre 2024). Cette récompense n’avait pas été décernée à un film américain depuis 14 ans (The Tree of Life de Terrence Malik) et à une comédie depuis 54 ans ! (1970 : M.A.S.H de l’américain Robert Altman).

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