Sur un mur, des photos soigneusement encadrées. Une famille française : le mari, Philippe Lemesle (Vincent Lindon) et sa femme Anne (Sandrine Kiberlain), encadrent leur fille Juliette (Joyce Bibring), nouvelle diplômée d’une université américaine, et leur jeune fils Lucas (Anthony Bajon) élève dans une école d’ingénieur. Sans transition, nous assistons à un débat houleux lors de la mise en forme d’une convention de partage entre Philippe et Anne soutenus par leurs avocats respectifs. Anne reproche à son mari d’être, depuis des années, cannibalisé par son travail de dirigeant d’entreprise et, par voie de conséquence, d’avoir consenti à de nombreux sacrifices afin de favoriser la carrière professionnelle de son mari. Mariée depuis vingt-cinq ans, malgré de solides études, elle a mis un terme à un parcours professionnel prometteur : cela a un coût. C’est une éprouvante bataille de chiffres à partir des avoirs du ménage.
Philippe se défend pied à pied. Anne finit par craquer : elle fond en larmes submergée par l’émotion …
Philippe Lemesle est directeur du site de Strasbourg de la multinationale américaine Elsonn dont le boss, domicilié aux États-Unis, est Monsieur Cooper (Jerry Hickey). Par l’intermédiaire de sa filiale française, dirigée depuis Paris par Claire Bonnet-Guérin (Marie Drucker) et son directeur des ressources humaines (DRH France : Guillaume Draux), ce dernier demande un plan social sur les cinq sites français dont celui de Strasbourg. Sur ce site de production il faut licencier 58 salariés. Le directeur des opérations (Olivier Lemaire), adjoint et ami de Philippe Lemesle) s’oppose à ce plan jugé irréalisable.
Philippe est pris en tenaille entre ses problèmes professionnels (acceptera-t-il le quota de licenciements exigé par la direction ?), le désarroi de sa femme, et de son fils Lucas qui vient d’avoir un comportement agressif envers un de ses professeurs.
Harassé par sa charge de travail, accablé par sa procédure de divorce avec Anne et les problèmes de dysfonctionnement de son fils Lucas, il est de surcroît soumis à la redoutable pression de la Directrice du groupe France d’Elsonn … Il cherche fébrilement une solution ingénieuse pour résoudre le problème du licenciement de 58 de ses salariés.
Un autre monde clôt la trilogie de Stéphane Brizé entamée en 2015 avec La loi du marché, suivi en 2018, d’En guerre avec le même acteur principal : Vincent Lindon (filmographie : 70 films) ! Dans le premier il était un ouvrier licencié en quête d’un nouveau travail ; dans le second un syndicaliste accrocheur ; dans le troisième un directeur d’usine ! Le miracle de cet acteur est qu’il est toujours crédible dans ses différentes interprétations … sans transformation physique : il est lui et l’autre. De fait, il a été récompensé au Festival de Cannes 2015 par le prix d’interprétation pour son rôle de demandeur d’emploi à la dérive dans La loi du marché ainsi que le César 2016 du meilleur acteur pour le même film.
Pour son neuvième long métrage Stéphane Brizé a modifié sa grammaire cinématographique : il a tourné des scènes de réunions (séquence inaugurale du divorce, réunions des cadres de l’entreprise, réunions du personnel, etc.) avec plusieurs caméras (jusqu'à trois) ce qui lui a permis de disposer de plusieurs axes de vues au montage. Ainsi, les acteurs professionnels (Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, etc.) peuvent côtoyer des acteurs non professionnels (les employés) dont les maladresses de jeux (attitudes, voix, etc.) peuvent être estompées ou au contraire mises en valeur (séquence avec les délégués syndicaux). D’autre part par ses cadrages très précis, l’enchainement des séquences, le réalisateur a « fictionné » l’histoire en s’éloignant des prises de vues documentaire comme lors des deux volets précédents de la trilogie (La loi du marché, En guerre). Cependant, le scénario a été coécrit avec Olivier Gorce, après une longue enquête auprès de nombreux cadres d’entreprises ayant vécu douloureusement (ou pas !) cette obligation de performance devenue dans le métalangage managérial « la variable d’ajustement ». Les coutures minutieuses du scénario (alternance des séquences positives/négatives) font irrésistiblement penser à un autre cinéaste français Claude Sautet (1924/2000) pour son film choral : Vincent, François, Paul… et les autres (1974).
Stéphane Brizé déclare dans un interview qu’il a compris la nécessité de ne pas opposer « les méchants cadres contre les gentils ouvriers ». Tout manichéisme est une absurdité. Dans notre monde complexe, mondialisé, soumis à la loi du néolibéralisme décomplexé, le « dumping » économique et social pratiqué dans de nombreux pays, voisins ou lointains, fait potentiellement du dirigeant d’une entreprise tout autant une victime que ses salariés : au final, il perd aussi après avoir fait le « sale boulot ».
Un autre monde démonte l’horlogerie de l’oppression, du chantage et de la soumission car chaque manager a un patron et le patron suprême est le marché. Le boss d’Elsonn, monsieur Cooper l’affirme sans détour : « c’est Wall Street !».