Exposition phare dans le cadre de Donostia, capitale culturelle européenne 2016, l’exposition « Eresoinka » avait été présentée en avant-première à Sare l’été dernier, puis au centre culturel Okendo à Saint-Sébastien autour d’événements et de concerts choraux, avant de rejoindre à partir de ce samedi 4 mars et jusqu’au 30 avril, les salles du second étage du Musée Basque à Bayonne.
A partir des recherches de Philippe Régnier et du fonds photographique de Jesus Elosegui, ancien membre d'Eresoinka, des documents graphiques, éléments audiovisuels et articles de l'époque illustrent les deux années de tournées à travers toute Europe du groupe formé par Gabriel Olaizola sur la demande du président basque José Antonio Aguirre, replié à Santander à la fin de la guerre d’Espagne : « Il est possible que nous ne puissions sortir d’ici. Mais pour autant notre tâche n’est pas terminée et je veux qu’elle concerne aussi le domaine artistique. Je vous charge de partir immédiatement pour la France et de former parmi nos réfugiés le chœur le meilleur possible pour qu’il porte, de par le monde, grâce à nos mélodies, le souvenir d’un peuple qui meurt pour la liberté, parce qu’ils ne savent pas encore à l’étranger qu’on lutte pour elle ».
L’occasion de revenir sur l’extraordinaire saga de cet ensemble artistique qui débuta à Sare et auquel nombre de chorales qui fleurirent chez nous après-guerre - d'Oldarra à Etorki et bien d'autres - furent redevables. Cette extraordinaire aventure d’Eresoïnka unit par-dessus la frontière, les guerres, les partis-pris et les préjugés, des artistes et des hommes de bonne volonté, des Basques de France et leurs compatriotes, comme disait Maurice Ravel, les Basques d’Espagne !
A Sare, Eresoïnka échangée contre l’aventurière
A Sare, tout avait commencé dans la belle ferme labourdine du XVIIe siècle « Ihartze Artea » (en basque « au milieu des fougères »). Cette maison était rapidement devenue un lieu de stockage de marchandises, souvent de contrebande, ou de séchage de la laine avant que celle d’Australie n’envahisse le marché. Dans une salle désormais inutilisée, les jeunes Saratars avaient organisé une sorte de « Gaztetxe » où l’on chantait et l’on dansait avant que l’on n’y héberge des Basques réfugiés ; et c’est là qu’auront lieu les répétitions du groupe choral et chorégraphique Eresoïnka immortalisées sur les murs par les fresques du peintre Montes Iturrioz. Cependant, des polémiques surgirent, alimentées par la rumeur des méfaits des communistes et des anarchistes en Espagne. D’autant plus que notre zone frontalière avait d’abord accueilli les réfugiés fuyant la répression des éléments les plus extrémistes du régime républicain, avant le soulèvement de Franco, et certains redoutaient de voir s’étendre de ce côté-ci de la frontière la spirale de violence sans fin qui s’était emparée de l’Espagne. Or, il n’y avait rien de tel en Euskadi dont le gouvernement d’union nationale avait été formé par Jose Antonio Aguirre, lui-même d'inspiration démocrate chrétienne. Néanmoins, quelques « bons esprits » réclamèrent le départ des artistes d'Eresoïnka, n'hésitant pas même à les accuser de germanophilie lors de la guerre de 14-18 alors que beaucoup n'étaient pas nés en 14...
Un tournage à rebondissements
On était alors en plein tournage du film « Ramuntcho », d'après l'œuvre de Loti, et les belles voix basques d'Eresoïnka, auxquelles se mêlaient les Saratars, remplaçaient avantageusement les figurants de la première version, muette, réalisée dix-huit ans plus tôt. Le jeune Paul Dutournier, qui n'était pas encore maire, participait activement aux opérations, et sa mère, recevant tous ces gens à bras ouverts pour mieux leur faire aimer le pays, logeait dans sa maison Louis Jouvet, Françoise Rosay, Madeleine Ozeray, Paul Cambo et d'autres interprètes du film.
Il régnait une sacrée ambiance pendant le tournage : on organisait sur les terrasses tous les soirs, après les prises de vues, de sympathiques grillades de moutons et d'agneau pour les artistes que rejoignaient de nombreux résidents de Biarritz et des villas alentour, ainsi que toute la jeunesse dorée du pays. Il ne manquait même pas des Sud-Américains irrévérencieux, les poches remplies de pesos, de ceux qui n'hésitaient pas, après quelques bouteilles de rosé des ventas, à ponctuer d'insolents miaulements la réception à Biarritz du Shah de Perse, au grand dam de son amphitryon, le Marquis d'Arcangues. D'ailleurs, Sare avait toujours constitué un traditionnel prolongement pour les célébrités en séjour sur la Côte...
Dans « Ramuntcho », Paul Dutournier jouait le rôle d’un contrebandier dans la bande dirigée par Louis Jouvet.
A propos de ce tournage auquel il avait lui-même assisté, Guy d’Arcangues m’avait raconté cette anecdote piquante : « J’avais 13 ans. En compagnie de mon père qui connaissait bien Jouvet, j’eus la chance d’être le témoin du formidable numéro de « contrebande » qu’exécuta sous nos yeux Paul Dutournier. En effet, devant tous les douaniers officiels convoqués spécialement en tant que figurants pour le tournage, et auxquels le metteur en scène avait demandé, pour cette « prise », de se tenir sagement cachés derrière les arbres, « Popaul » réussit à faire passer la frontière espagnole, pour les besoins du film, mais en fait pour sa convenance personnelle, à quelques dizaines de pottoks, au nez et à la barbe de la maréchaussée ! L’histoire est restée célèbre à Sare, où l’on en rit encore ».
Mais il n’y avait pas que des douaniers à Sare lors de ce tournage : venu en voisin depuis Hendaye, le commissaire divisionnaire des renseignements généraux assistait aux tours de manivelle et en profitait pour observer ce qui se passait dans cette enclave frontalière proche des zones troublées espagnoles. Paul Dutournier avait spontanément sympathisé avec ce Tourquennois, ayant lui-même effectué un stage professionnel à Tourcoing et à Lens.
Une sacrée aventurière !
C'est dans cette ambiance animée que survint un jour le cabriolet chic de la « journaliste » de choc Magda Fontanges.
C’était une très jolie femme qui débarquait en pantalon de flanelle grise, demandant à toutes les terrasses d'une voix légèrement zézayante, qu'on voulût bien lui indiquer Paul Dutournier. De son vrai nom Madeleine Coraboeuf - elle avait pris son pseudonyme « Fontanges » du nom de la maîtresse de Louis XIV -, vague attachée de presse à l'ambassade française à Rome, elle aurait eu quelque aventure avec Mussolini, mais ses intrigues et une plume trempée dans du fiel avaient fini par lasser les Italiens qui réclamèrent au diplomate Charles de Chambrun le départ de l’aventurière.
On réussit à s’en débarrasser en lui attribuant une somme rondelette qui lui permettrait de voyager à Paris pour revoir ses parents et ses proches. Et naturellement, les vacances passées, on ne lui renouvellerait point son passeport diplomatique...
Le tour joué, la miss entra évidemment en fureur. Elle trempa sa plume dans un vitriol redoublé et résolut de se venger : parfaitement renseignée, fréquentant Jean Ybarnégaray, elle apprit que Charles de Chambrun emprunterait l'express de Berlin à la Gare de l'Est. Au jour et à l'heure dite, elle se posta dans le couloir du wagon occupé par le diplomate et lui envoya une décharge de plombs dans le gras des fesses.
Après quelques mois de prison, Charles de Chambrun, grand seigneur, passa l'éponge, et elle se retrouva libre, dans une grande cocktail-party parisienne chez le célèbre metteur en scène Ashelbey. Elle y rencontra un ami de Paul Dutournier, futur directeur du Casino de Biarritz, à qui elle expliqua entre deux tours de tango, « qu'elle avait besoin de vivre, et qu'elle tenait absolument à rejoindre à Fontarabie son ami le maréchal Graziani »...
Le fit-il pour s'en débarrasser élégamment, ou bien voulut-il sincèrement aider cette « brave fille qui avait besoin de gagner sa vie », Carlos Alamon dirigea Magda vers Sare où son ami Dutournier saurait lui faire traverser la frontière !
Et c’est ainsi qu’après l’opération de contrebande de pottoks vers l’Espagne, presque sous les yeux du commissaire divisionnaire des renseignements généraux, Paul Dutournier réussit à faire passer à Fontarabie l’intrigante Magda Fontanges pour y rejoindre « son ami » le maréchal italien Graziani qu’elle avait connu lorsqu’elle provoquait du scandale à Rome avec Mussolini.
Or, le maréchal se trouvait à Fontarabie où il campait au milieu de l'état-major du corps expéditionnaire italien qui aidait les troupes de Franco à l'hôtel Jaureguy de Fontarabie ; la frontière était fermée, mais Paul Dutournier prépara le terrain et demanda à une de ses très bonnes amies, Maguy Hiriart, représentante de la Croix Rouge, d'organiser l'arrivée de la jeune transfuge.
Jamais chasse au lièvre ne rassembla autant de chasseurs ; ils faisaient des bonds en avant, s'arrêtaient, repartaient ; Magda Fontanges, avec eux, progressait par étape ; pour tout bagage, Paul Dutournier lui portait son sac de plage. A la venta Vergara, un magnifique capitaine carliste, bien gominé et rasé de frais, attendait Magda pour la conduire à l'hôtel Jaureguy.
Quelques jours plus tard, le commissaire divisionnaire proposait un marché à notre passeur : « Ecoutez Dutournier, Magda Fontanges est en train de flanquer la panique à Fontarabie au sein de l'état-major italien et espagnol, à commencer par le maréchal. Débrouillez-vous pour qu'elle revienne en France et je vous donne ma parole d'honneur que si elle quitte la circonscription dont je suis responsable, vos amis d'Eresoïnka pourront rester à Sare ». Chose promise, chose due ! Magda Fontanges fut rapatriée en France par le même procédé qu’à l’aller. Et, en 48 heures, sur les conseils du commissaire Maurice Sangla, du maire de Bayonne Pierre Simonet et du sous-préfet Pierre Daguerre, Paul Dutournier formait une association « française » qui permettait à Eresoinka de rester (légalement) à Sare et de rayonner avec succès dans le monde entier. D'Oldarra à Etorki et bien d'autres, beaucoup de chorales qui fleurirent chez nous après-guerre lui sont redevables… Il y a quelques années, la maison de disques Agorila avait réédité l’emblématique chorale basque. Quand on écoute ce repiquage très réussi des anciens disques 78 tours gravés à l’époque, on ne peut qu’être saisi par la beauté des voix, mais également les couleurs de cette tessiture oscillant entre drame et sérénité sous le choc de l’apocalypse vécue au Pays Basque par nombre de choristes.
Du 4 mars au 30 avril, exposition Eresoinka, salles du second étage du Musée Basque, Bayonne.
Alexandre de La Cerda