Tunisie 2022. Olfa Hamrouni (elle-même) est une tunisienne d’une cinquantaine d’années. Elle est masculine, volontaire, mère de quatre filles nées de son union avec un certain Chikhaoui, mari oublié depuis longtemps. Ses enfants sont par ordre de naissance, Rahma, Ghofrane, Eya et Tayssir. Face à la caméra, elle s’exprime avec aisance en présence de ses deux dernières filles, Eya (elle-même) et Tayssir (elle-même). Les deux adolescentes sont ravissantes, coquettes et espiègles : elles rebondissent, non sans humour, sur les monologues moralisateurs de leur mère. Olfa est très attachée à la « morale musulmane », toujours aux aguets, elle surveille ses filles sans relâche. Elle peut, le cas échéant, se montrer violente.
Olfa bien qu’habituée a intervenir dans les médias tunisiens (radios, télévisions), reconnait, à la question de la réalisatrice, Kaouther Ben Hania (45 ans), qu’elle ne peut rejouer les « scènes difficiles » : elle n’est pas comédienne. La réalisatrice propose alors qu’elle soit remplacée dans cet exercice par une actrice tunisienne célèbre : Hend Sabri. Olfa accepte sans difficultés ; les répétitions commencent avec la comédienne professionnelle reprenant son « langage fleuri », coutumier, ses intonations, dans un jeu soutenu de questions-réponses.
Celle-ci raconte sa difficile existence avec ses quatre enfants issues d’une union sans amour. Avant la cérémonie nuptiale suivant la tradition, elle n’avait jamais rencontré son mari. De fait, la nuit de noces est catastrophique mais narrée de façon hilarante et avec une conclusion loufoque… Olfa et la pseudo Olfa (Hend Sabri) dialoguent, sous les yeux amusées des deux jeunes filles lesquelles rectifient en riant, les assertions de leur mère, portée à la réprimande musclée avec elles (insultes, coups, séquestrations, etc.).
L’émotion d’Olfa est palpable lorsqu‘elle évoque « la disparition » de ses deux premières filles : Rahma et Ghofrane. La metteuse en scène propose de les remplacer par deux comédiennes Nour Karoui (Rahma) et Ichraq Matar (Ghofrane). Dès lors, dans un décor naturel, unique (maisonnée), le dispositif est en place pour élaborer un long métrage à mi-chemin entre un documentaire et une fiction documentée. Kaouther Ben Hania venue du documentaire, emploie le terme de « docu-menteur » concept chère à la réalisatrice française Agnès Varda (1928/2019).
Les scènes ayant existé sont reconstituées d’une façon à la fois théâtrale (danses, chants) et réaliste (émotions réelles, pleurs), une sorte de « distanciation brechtienne » (Bertolt Brecht 1898/1956, dramaturge allemand). Ainsi, le même comédien, Majd Mastoura (l’homme) interprète le mari, l’amant, le policier, le commissaire, démontrant ainsi que la gent masculine, interchangeable, domine sans conteste l’univers arabo-musulman. De ce fait, le dispositif narratif fonctionne simultanément sur deux niveaux : la recréation/répétions d’une réalité avec les trois protagonistes (Olfa, Eya et Tayssir) et un « élargissement fictionnel » avec les trois intervenantes comédiennes (Hend Sabri, Nour Karoui, Ichraq Matar) …
Olfa raconte l’histoire de sa vie difficile (enfance, adolescence, adulte), et celle de sa famille avec une sincérité quelquefois mise à mal …
Les Filles d’Olfa est un surprenant « objet filmique ». Il ne peut être compréhensible qu’à travers l’étude de l’histoire récente de la République Tunisienne et du « Printemps arabe ». Ce dernier débute en décembre 2010 dans un climat insurrectionnel, suite à l’immolation d’un jeune vendeur de fruits et légumes ambulant de la région de Sidi Bouzid (lieu de naissance de Kaouther Ben Hania !). Le pays s’enflamme jusqu'au départ précipité du Président Ben Ali (au pouvoir depuis 1987 !) en janvier 2011, accompagné de sa redoutable seconde épouse, Leïla et de sa famille, les Trabelsi, reconnus comme un clan « quasi-mafieux ».
Ben Ali (1936/2019) et sa clique partis précipitamment, des élections démocratiques ont eu lieu, remportées par le parti « islamiste modéré » Ennahdha. Dès lors la société civile citadine est soumise à la pression des islamistes (port du voile pour les femmes, tentatives d’instauration de la charia, etc.).
Olfa a vécu ces moments de convulsions sociales ou paradoxalement l’archaïsme de la société rurale conservatrice et de ses valeurs, refont surface à la faveur de l’instauration d’un régime démocratique (élections, plusieurs partis politiques, etc.). En 2015, ses deux filles ainées, Rahma et Ghofrane ont été happées par la mouvance islamiste. Olfa regrette Ben Ali car, selon elle, lorsque qu’il dirigeait le pays d’une main de fer, les imans n’étaient pas dans la rue !
La réalisatrice Kaouther Ben Hania déclare dans une interview : « Olfa est tellement exubérante, tellement ambiguë, tellement complexe qu’il est impossible de n’en représenter qu’une seule facette ». Et elle ajoute : « La meilleur façon de remettre Olfa sur le terrain du réel et de ses propres souvenirs, était de faire un documentaire sur la préparation d’une fausse fiction qui ne verrait jamais le jour ». En quelque sorte une façon de « mentir-vrai » !
Par le dispositif filmique des Filles d’Olfa (un seul décor, mélange de personnages réels et fictifs) nous assistons émus, bouleversés parfois, à une véritable thérapie de groupe, adossée à une réflexion sur la transmission des traumas mère-filles et de leurs conséquences.
Les Filles d’Olfa en été sélectionné au Festival de Cannes 2023. Le film n’a obtenu aucun prix. C’est le grand oublié du palmarès.