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Cinéma La critique de Jean Louis Requena
Les Fantômes (106’) - Film franco-germano-belge de Jonathan Millet
Les Fantômes (106’) - Film franco-germano-belge de Jonathan Millet

| Jean-Louis Requena 953 mots

Les Fantômes (106’) - Film franco-germano-belge de Jonathan Millet

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"Les Fantômes" de Jonathan Millet ©
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"Les Fantômes" de Jonathan Millet ©
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La guerre civile syrienne, aussi appelée révolution syrienne, est un conflit armé, en cours, depuis mars 2011. Elle débute dans le contexte du « Printemps arabe » (début en Tunisie en décembre 2010), par des manifestations pacifiques en faveur de la démocratie contre le régime dictatorial du président Bachar el-Assad successeur, depuis 2000, de son père Hafed el-Assad (1930/2000). 
En se prolongeant dans le temps, le conflit syrien « nourri » par d’autres intervenants (Iran, Russie, Etat islamique, etc.) a fait 500.000 victimes suivant les estimations de plusieurs ONG. La guerre civile, devient une guerre confessionnelle (mosaïque de religions : Sunnites, Alaouites, Chiites, Druzes, Chrétiens) et une guerre par procuration (intervention étrangère décisive) laquelle sauve le régime dictatorial de Bachar el-Assad. Depuis 2011, dans les prisons du régime entre 70.000 et 200.000 civils ont disparu. Dans la seule prison militaire de Saidnaya, à 30 kilomètres au nord de Damas, 5.000 à 13.000 détenus politiques ont été exécutés par pendaison, d’autres atrocement torturés.

Dans le désert de Syrie, un camion militaire transporte des prisonniers civils. Ces derniers sont expulsés des camions sans ménagement. Rigolards, les militaires les poussent à coup de menaces dans le désert où leur chance de survie est quasiment nulle. Dans le groupe molesté, un prisonnier trentenaire : Hamid (Adam Bessa).

Deux ans se sont écoulés. En France, à Strasbourg, Hamid est ouvrier sur un chantier de terrassement. Il montre une photo floue à quelques ouvriers syriens. La photo de mauvaise qualité n’évoque rien à ses différents interlocuteurs. Il continue ses investigations dans les camps, les squats, où logent les réfugiés syriens aux alentours de Strasbourg. Aucun résultat : personne ne semble connaitre l’homme de la photo. Il est mis en garde par des membres de la communauté en exil, car plusieurs criminels de guerre ou agents de Bachar el-Assad peuvent avoir été infiltrés. Hamid persiste dans sa quête. Il ment aux autorités françaises afin de demeurer en France et non en Allemagne. 
Nina (Julia Franz Richter), une allemande d’une ONG autrefois en Syrie, lui fournit des dossiers sur le tortionnaire et criminel que Hamid croit avoir décelé. Hamid a été atrocement torturé dans la prison de Saidnaya par un certain Harfaz qui aurait changé de nom à son arrivée en Europe, et dont il n’a jamais vu le visage et pour cause : il portait une cagoule durant les longues séances d’interrogatoires.

En accédant à la faculté des sciences de Strasbourg grâce à ses faux papiers, Hamid croit reconnaitre Harfaz (Tawfeek Barhom), un étudiant assidu, courtois, intégré dans la société française. Cependant, le doute le saisit. Est-ce bien lui le tortionnaire sadique …

Les Fantômes est le premier long métrage de fiction du documentariste Jonathan Millet (40 ans). Auparavant il avait sillonné, caméra au poing, le vaste monde (Iran, Amérique du Sud, Le Soudan, le Pakistan, le Proche Orient, l’Afrique, etc.). Avec le matériau de ses voyages il produit plusieurs documentaires dont : Ceuta, douce prison (2014), Dernières nouvelles des étoiles (2017), La Disparition (2021). 
Au cours de ses voyages il découvre l’existence de « cellules secrètes » d’immigrants syriens dont le but est de faire juger et condamner des criminels de guerre. Jonathan Millet déclare dans un interview : « Petit à petit, au fil de mes recherches, j’entends parler de réseaux souterrains, de chasseurs de preuves, de groupes qui traquent en Europe pendant des mois les criminels de guerre. Je sens qu’il y a là quelque chose de fort qui m’emporte immédiatement ». Hamid, le personnage central du film, omniprésent à l’écran, n’est pas un espion habituel du monde hollywoodien : il n’est ni James Bond, ni Ethan Hunt, ni Jack Reacher (ces deux derniers étant incarnés par … Tom Cruise), ni un espion tueur des franchises anglosaxonnes (Etats-Unis, Angleterre). Son obsession est d’observer, de « filer », un présumé coupable « fondu », anonyme, dans les sociétés occidentales en premier lieu l’allemande (entre 800.000 et 1.000.000 syriens déplacés !). 

Dans ce thriller haletant, traque d’un suspect, Hamid est hanté par son passé douloureux ; mutique, obstiné, il piste sans cesse l’homme, l’observe sans répit, demeure troublé par sa nonchalance, sa banalité. La mise en scène de Jonathan Millet est d’une densité, d’une intensité qui jamais ne se détendent tout au long de l’histoire (1h.46minutes). Sa méthode loin des dispositifs habituels, démonstratifs à coup de flashbacks, consiste à filmer Hamid par une approche subjective (gros plans sur les visages) et sensorielle (musique, sons enregistrés). 
Citons de nouveau le réalisateur : « Je voulais filmer l’écoute, le tactile, l’odeur, en reléguant hors champs toutes les images « sursignifiantes » comme la guerre ou la torture, qui ne sont appréhendées que par des enregistrements ». Nous sommes dans l’intériorité de Hamid au cœur de ses doutes, de ses réminiscences, de ses angoisses. La musique originale de Yuksek (Pierre-Alexandre Busson) est à l’unisson des images qui sans les surligner, les développent, les agrandissent, en créant, paradoxalement, un climat d’étouffement.

L’une des grandes réussites de ce long métrage est la performance de l’acteur franco-tunisien Adam Bessa (Hamid), un personnage taiseux, consumé de l’intérieur, que l’acteur joue avec une intensité contenue. Il est de tous les plans et donne une crédibilité à cette terrible histoire. Il avait déjà obtenu, pour d’autres films, des prix d’interprétation : Festival de Cannes 2022 dans la section Un Certain regard pour Harka et également, pour le même film, un prix d’interprétation au Festival International de Saint-Jean-de-Luz en 2022.

Les Fantômes de Jonathan Millet est, pour une première œuvre de fiction, une totale réussite. Le réalisateur démontre une maîtrise confondante de l’art cinématographique qui est parfois de suggérer plutôt que de montrer frontalement. Le hors champs (évocation sonore) peut-être plus important que le champs (écran). La combinaison (subtile) des deux crée l’émotion, prélude à la réflexion. 

Les Fantômes ont été sélectionné en séance d’ouverture de la Semaine de la critique au Festival de Cannes 2024.

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