Une étude particulièrement documentée du jeune et très érudit historien médiéviste, docteur à l'Université d'Oxford, consacrée à une période particulièrement méconnue de notre histoire régionale.
Les chansons de geste et épopées écrites en français du XIe au XVe siècle mentionnent souvent les chevaux de guerre ou destriers gascons (dans La chanson d’Antioche, XIIe siècle ; La Chanson des Saisnes, XIIe siècle ; Les Enfances Godefroi, XIIe siècle ; Tristan de Nanteuil, XIVe siècle, etc.).
Les chevaux de guerre gascons y sont souvent associés à ceux provenant d’Espagne (ex. La Chanson des Saisnes, XIIe siècle : « Et maint cheval couvert de Gascoigne et d’Espaigne » ou « Et maint cheval corsier de Gascoigne ou d’Espaigne », « Puis montent es chevaux gascons et espanois », « Et destriers sont monté, gascon et espanois »). Les chevaux de guerre gascons et espagnols étaient ceux qui étaient le plus souvent cités dans les premières chansons de geste, les chevaux « norois » (norvégiens) étant aussi souvent cités qu’eux dans les chansons de geste plus tardives. Dans la Chanson d’Antioche (XIIe siècle), les chevaux de guerre gascons sont associés aux très réputés chevaux arabes : « Et tous les chevaux courant, gascons et arabes ». Les destriers étaient des chevaux plus larges et plus robustes que les chevaux actuels. Les hommes les avaient sélectionnés afin qu’ils puissent supporter le poids d’un chevalier entièrement armé et protégé, et aussi pour qu’ils soient capables de charger avec un chevalier tenant la lance couchée. Ces mentions de chevaux ou destriers gascons côte-à-côte avec des chevaux espagnols ou même arabes permet de supposer l’existence d’un commerce et de croisements entre chevaux gascons, espagnols et arabes élevés en Espagne musulmane (Al-Andalus). Les chansons de geste étaient certes des œuvres de fiction, mais elles intégraient des éléments contemporains crédibles afin de planter le décor de leurs récits.
Cette spécialisation ne datait pas du XIe siècle, loin de là. En effet, au VIIIe siècle la cavalerie vasconne était très réputée. Les cavaliers vascons (gascons + basques) formaient l’élite des armées des princes indépendants d’Aquitaine (de vers 674 à 768). Ces princes les avaient d’ailleurs placés en garnison à Thouars (Poitou) et à Clermont (Auvergne), ainsi que très probablement dans d’autres places fortes et cités d’Aquitaine (il faut savoir que l’Aquitaine de l’époque s’étendait de la Garonne à la Loire). Ils étaient tellement redoutés que le roi des Francs Pépin le Bref les déportèrent en Francia (au nord de la Loire) avec leurs femmes et leurs enfants lorsqu’il prit ces deux villes lors de sa conquête de l’Aquitaine. Comme il s’agissait d’une cavalerie légère et non lourde comme celle des chevaliers qui exista à partir du XIe siècle, on peut supposer que la plupart des chevaux élevés à cette époque étaient moins trapus et plus rapides que les destriers. La tactique des cavaliers vascons était d’attaquer leurs ennemis en lançant leurs javelots sur eux, puis de simuler une retraite avant de se retourner face à ces ennemis en relançant à nouveau sur eux des javelots.
Les cavaliers vascons étaient tellement emblématiques de l’indépendance aquitaine que lorsque Charlemagne fonda le royaume d’Aquitaine pour son troisième fils Louis le Pieux en 781, il fit entrer en Aquitaine ce dernier âgé de trois ans sur un cheval avec des armes adaptées à son âge. Et lorsque le roi Louis d’Aquitaine rejoignit son père en Saxe à Paderborn (Allemagne) en 785 à l’âge de huit ans, il s’était habillé en guerrier vascon avec les compagnons du même âge qui l’accompagnèrent à cette occasion : « [le roi Louis] était habillé selon la coutume des Vascons avec quelques jeunes compagnons de son âge, c’est-à-dire vêtu d’un manteau rond, d’une chemise aux manches larges, d’un pantalon flottant, des éperons attachés aux bottes et tenant un javelot à la main. Son père [Charlemagne] était content de cela et l’avait ordonné. » (L’Astronome, La vie de l’empereur Louis). Un peu plus de quatre siècles plus tard au début du XIIIe siècle, la mode avait évidemment changé. L’anglais Gervais de Tilbury, alors résidant à Arles, expliquait que les Espagnols et les Gascons portaient des vêtements serrés très proches du corps.
En 842, des cavaliers des rois francs Charles le Chauve et Louis le Germanique de différentes origines se combattirent pour de faux lors de jeux équestres guerriers organisés à Worms (Allemagne). Voici le récit qu’en fit le chroniqueur Nithard : « Souvent aussi ils se réunissaient pour procéder à des jeux dans l’ordre suivant. On s’assemblait en un lieu pouvant convenir à ce genre de spectacle, et toute la foule se rangeait sur chaque côté. Tout d’abord, les Saxons, les Vascons (Wascones), les Austrasiens [les Francs de langue germanique habitant une partie de l’Allemagne, de la Belgique, l’Alsace et la Lorraine], les Bretons se précipitaient en nombre égal, d’une course rapide, les uns contre les autres, comme s’ils voulaient en venir aux mains ; puis une partie d’entre eux faisait volte-face et, se protégeant de leurs boucliers, ils feignaient de vouloir échapper par la fuite à leurs camarades qui les poursuivaient ; ensuite, renversant les rôles, ils se mettaient à poursuivre à leur tour ceux devant lesquels ils avaient fui d’abord ; et finalement les deux rois, à cheval, avec toute la jeunesse, s’élançant au milieu de grandes clameurs et brandissant leurs lances, chargeaient parmi les fuyards tantôt les uns, tantôt les autres. Et c’était un spectacle digne d’être vu, tant à cause de la noblesse si nombreuse qui y prenait part, que de la belle tenue qui y régnait ; personne, en effet, dans cette multitude de peuples (gentes) divers, ne s’avisait de faire aucun mal ni de proférer aucune injure à l’égard de quiconque, comme on le voit trop souvent entre personnes peu nombreuses qui se connaissent ». On constate ici que les Bretons pratiquaient le même type de cavalerie que les Vascons, comme je l’ai déjà souligné dans mon précédent post sur les dardiers ou lanceurs de javelots gascons et basques avec l’exemple du roi breton Murman en 818.
Sautons maintenant quelques siècles pour revenir à l’époque des destriers appelés également « grands chevaux ». Les rois d’Angleterre – ducs d’Aquitaine (ou de Guyenne) du XIVe siècle achetaient des chevaux gascons pour leurs écuries royales et employèrent également quelques gascons comme responsables de ces écuries. Dans les années 1310, la famille de Toulouse, une famille de marchands au service du roi d’Angleterre originaire de Toulouse et de Goyrans (à 10km au sud de Toulouse, à la limite de la zone linguistique gasconne en 1895), servent dans ces écuries et se procurent des chevaux : on a mention de Gèli, de Pons et de Guilhem. Gèli (en français Gilles) et Pons ne sont d’ailleurs pas des prénoms usités par les Gascons à cette époque. Guilhem de Toulouse fut d’ailleurs également trésorier d’Agenais, puis sénéchal de Périgord pour le roi-duc Édouard II de 1313 à 1318, et enfin sénéchal des Landes où il fonda la bastide de Toulouzette en 1322. Il fut aussi chargé d’acheter 30 destriers en Espagne pour ce roi en 1313. Les bêtes étaient sinon achetés en Gascogne et en Périgord et leurs noms suggèrent l’existence de véritables haras possédés par les grands seigneurs et personnages gascons et périgourdins : Pommiers (com. St-Félix-de-Foncaude, dép. Gironde), Colom (grande famille bourgeoise de Bordeaux), Lesparre, Durfort (neveux du pape Clément V), Foussat (grande famille noble de l’Agenais), Albret, Galician (un grand officier gascon d’Édouard II), Bergerac et Mussidan. Guilhem et Pons achetaient aussi des chevaux entre autres à Condom, en Comminges et en Périgord.
Arnaut-Gassie de Sent-Johan (ou en français Saint-Jean), membre d’une grande famille bourgeoise de Bayonne, fut en Angleterre le « gardien des haras du roi » d’Angleterre ou le « gardien de ses grands chevaux » de 1330 à 1339. Un acte de 1337 a sauvegardé son sceau et ses armoiries montrant un « Fascé ondé ». La chapelle des Laduch, autre grande famille bayonnaise de cette époque, située en la cathédrale de Bayonne nous suggère les émaux (couleurs) de ces armoiries. Une alliance probable entre les Laduch et les Sent-Johan est symbolisée par l’association des armoiries des Laduch et des armoiries ondées similaires au sceau d’Arnaut-Gassie de Sent-Johan que l’on peut décrire ainsi : « Fascé ondé de gueules (rouges) et d’or (jaune) de dix pièces ».
Menaut de Brocas, un Gascon landais originaire de Sault (aujourd’hui Sault-de-Navailles), fut le « gardien des grands chevaux du roi » d’Angleterre de 1341 à 1344. Par la suite, son parent Johan de Brocas occupa plusieurs fonctions dans les écuries du roi d’Angleterre Édouard III des années 1330 aux années 1350, et il réussit même à devenir chevalier. Johan de Brocas passait beaucoup de temps aux écuries du château royal de Windsor, si bien qu’il acheta un manoir à proximité (Clewer Manor). Johan et ses frères se sont installés en Angleterre et la branche de Johan y fit souche et survécu au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le pré d’un parc situé à Eton (Windsor) est encore appelé The Brocas et une rue proche de Windsor s’appelle Brocas Street. Le fils aîné de Johan, Bernard de Brocas (+ 1395) connut une formidable réussite. Il fut le compagnon d’enfance d’Édouard de Woodstock, le « Prince Noir », l’héritier du trône d’Angleterre, prince de Galles et futur prince d’Aquitaine (1362-1372). Il combattit à ses côtés sur le continent à Crécy, Poitiers et Nájera et s’établit un temps en Aquitaine. A sa mort en 1395, il eut l’immense honneur d’être enterré en l’abbaye de Westminster où l’on peut toujours admirer son magnifique gisant.
À la même époque, on peut constater que les routiers ou mercenaires gascons du parti anglais pillant le royaume de France des années 1350 aux débuts des années 1390 utilisaient couramment des troupes montées à cheval afin d’être rapide et d’effectuer des raids basés sur l’effet de surprise. Leur intérêt pour les chevaux était tel que l’un des chefs routiers, Johan de Béarn, capitaine du château de Lourdes (des années 1370 à 1407) et sénéchal de Bigorre pour le roi d’Angleterre, fit même rédiger par un Aragonais nommé Juan Alvarez de Salamiellas un traité sur les maladies touchant les chevaux : Libro de menescalcia et de albeiteria et fisicas de las bestias (conservé à la Bibliothèque Nationale de France, Paris, Ms. Espagnol 214). Ce Johan de Béarn était le fils d’un frère bâtard de Gaston Fébus.
Le chroniqueur Monstrelet rapporte plus tard la présence de cavaliers gascons virtuoses lors d'un rassemblement des combattants du parti "Orléans" ou "Armagnac" en 1410 dans le nord de la France : "En outre, étaient venus au mandement du duc d'Orléans, en cette armée, une grande quantité de Lombards et de Gascons, lesquels avaient des chevaux terribles et accoutumés de tourner en courant, ce que n'étaient point accoutumés de voir Français, Picards, Flamands, ni Brabançons, et pour ce leur semblait être grande merveille". Nous pouvons remarquer ici que des Gascons savaient toujours manier les chevaux comme leurs ancêtres du VIIIe siècle qui étaient habitués à faire tourner rapidement leurs chevaux pour faire face à l’ennemi.
La bonne réputation des chevaux gascons semble avoir continué par la suite puisque l’on trouve par exemple que le roi de France Louis XIII achetait en quantité des chevaux gascons dans la première moitié du XVIIe siècle. Nous savons aussi que le duc Henri II de Montmorency, gouverneur révolté du Languedoc, montait un cheval gascon de couleur gris pommelé lors de la bataille de Castelnaudary en 1632. Soulignons que l’écrivain gascon Guilhem Ader évoque l’art équestre dans son Lou Gentilome gascoun publié en 1610 et mentionne parmi les origines des chevaux « le gascon de la montagne » (lou gascoun mountagnenc).
Bibliographie sommaire :
Braud, M.-P., ‘Entre Guyenne et Angleterre, la réussite d’un palefrenier gascon au XIVe siècle’, Bordeaux et l’Aquitaine. Actes du Le congrès d’études régionales de la fédération historique du Sud-Ouest tenu à Bordeaux, les 25-26 et 27 avril 1997 (Bordeaux, 1998), pp. 143-54.
Rouche, M. L’Aquitaine des Wisigoths aux Arabes, 418-781, Paris, 1979.
Guilhem Pepin, docteur en histoire de l’université d’Oxford
Légende: Extrait du livre de Juan Alvarez de Salamiellas portant sur les maladies des chevaux. Commandé par Johan de Béarn, chef routier, capitaine de Lourdes et sénéchal de Bigorre pour le roi d'Angleterre (BNF, Ms. Espagnol 214).