On imagine trop souvent la figuration de la croix religieuse avoir le même sens et la même importance dans les traditions orientale et occidentale du christianisme. Mais l’histoire des arts propres aux deux traditions millénaires de la croix prouve leur différence.
Si le Crucifié des évangiles emprunte les images des cinq continents du monde aujourd’hui, il faut se souvenir que jusqu’au Vème siècle de notre ère, la croix fut absente des représentations de la vie chrétienne au bénéfice du pain et du poisson, signes de fraternité et de partage de la foi des disciples du Christ dans les communautés premières.
On le comprend, la croix étant en rapport avec l’infamie des traîtres et des brigands, sanglés et pendus aux portes de la ville pour payer le tribut de leur méfait, le Christ mort pour l’humanité entière ne pouvait connaître ce sort ni paraître de la sorte au regard des disciples du Maître.
L’apôtre Paul évoquera ce thème, sachant la révulsion qu’il pouvait provoquer chez les juifs et les premiers juifs convertis au christianisme.
La représentation de la Croix sans le corps de Jésus se trouvera dans quelques sarcophages de ce temps, sobre, dépouillé et de qualification a minima.
La venue de Constantin au christianisme sous l’influence de son épouse et de Théodose qui fait disparaître la crucifixion des jugements prononcés contre les accusés, lève un tabou dans l’expression des artistes qui s’en inspireront pour leurs œuvres.
Au VIIIème siècle, on trouve à Rome l’une des premières représentations de la croix à l’église Santa Maria Antigua. Elle est encore suggestive et de dimension discrète.
Pendant les cinq siècles suivants “la victoire du Christ ayant assuré sa mort deviendra un thème majeur des illustrations des peintres du Jésus Souverain Maître de la mort et de la résurrection, pour laquelle la crucifixion n’est qu’un passage vers l’ailleurs.”
En Occident, par la suite, le style gothique va imposer “la passion du spectacle comme celle du Christ sculpté de Perpignan, d’un corps saignant et dévertébré, si éloigné du style oriental de la mort de Jésus.”
Il faut souligner que depuis ce temps, le prêtre célèbre l’eucharistie face à la croix sous le signe du “Mort en Croix” qui reste éloigné de cette image selon que l’on prie en Orient byzantin ou en Occident latin le même Christ, notre maître et notre Dieu.
Les orientaux faisant suite à la querelle des images des huitième et neuvième siècles, préféreront “le dépouillement du sommeil du disparu aux images démonstratives d’une mort figurées dans le sang et les larmes de notre tradition religieuse.”
La croix n’est pas l’essentiel pour les artistes byzantins. La résurrection est première et doit suggérer l’invisible du Ressuscité. On cite les églises du Kosovo, de Serbie et de la Macédoine du Nord de tradition orientale, habillées de fresques et d’images qui déplacent le regard de la croix vers celui de la vie qui l’environne autour du Christ.
En Occident, les peintres Raphaël et Michel Ange, à l’heure de la Renaissance, adopteront les images de la tradition romaine des sculpteurs antiques, où “Christ en humanité explose dans sa beauté naturelle et expose de la sorte le modèle d’humanité parfaite voulue du chrétien”.
L’artiste choisira de centrer son objectif d’une intimité mystique sur le Christ et quelques fidèles triés parmi une population indifférenciée. Après le concile de Trente, disent cependant les historiens de l’art, « les chrétiens s’identifieront davantage au Christ de la souffrance, le spectacle public de cette agonie et des épouvantes de la crucifixion redeviendront communes, centrales et majeures de l’expression chrétienne de la foi ».
Les Orientaux donnant à la croix l’une des douze représentations de la vie du Christ dans les iconostases et dans les icônes selon un sujet réitéré et maîtrisé.
Exception faite cependant chez les orthodoxes d’Ethiopie et chez les Moldaves où le Crucifié est habité d’un décor imagé qui n’épuise le sujet de la croix dans des scènes exagérément démonstratives.
On rapporte qu’à l’époque communiste, on fit disparaître toute expression de ce culte à la croix des chrétiens mais que des artistes contemporains tels Nicolas Saric et Julia Stankova ont voulu revisiter dans leurs œuvres.
En Occident, “le Siècle des Lumières malmena quelque peu toute représentation religieuse de la croix du Christ au bénéfice d’une nature sacralisée cherchant à effacer toute illustration artistique du christianisme par la Croix et l’oblation du Seigneur Dieu sur la croix.”
On cite ainsi Félicien Rops dans « La tentation de saint Antoine » qui se permit l’infamie de représenter la croix portant une femme nue remplaçant Jésus comme un signe d’affranchissement du peintre par rapport à la tradition religieuse et chrétienne du passé. De façon plus civile et plus universelle, Picasso et Dali adapteront le thème de la croix à leurs œuvres en la projetant de leur pinceau sur la guerre et les inhumanités dont elle sera l’expression contemporaine.
Changement d’époque, changement de temps, la Croix demeure le mystère existentiel saisi par les peintres dans un langage religieux et laïque, selon les époques de l’histoire de l’humanité !
François-Xavier Esponde
Ndlr : Vient de paraître aux Éditions Bayard de François Bœspflug avec le concours d’Emanuela Fogliadini, Crucifixion. La crucifixion dans l’art. Un sujet planétaire (560 pages, 59,90 euros).
Dans ce livre riche de quelque 300 reproductions en couleurs, qui relève le double défi d’une approche transpériodique et transcontinentale du sujet, François Bœspflug (historien, théologien, professeur émérite à l’université de Strasbourg, un des plus importants spécialistes européens de l’art chrétien) raconte une aventure iconographique passionnante et encore mal connue, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui (Le Cerf, 2018).