Jean-Philippe Rameau (1683/1764)
L’opéra-ballet Les Indes galantes (un prologue et 4 entrées – durée 2h30 minutes) a été créé à l’Opéra de Paris le 23 août 1735. Jean-Philippe Rameau (1683/1764) compositeur, musicien, théoricien de la musique est alors âgé de 52 ans. C’est un homme mystérieux (sa biographie comporte de larges parts d’ombre) venu sur le tard à l’art lyrique. Les Indes galantes est son deuxième opéra-ballet sur un livret (indigent) de Louis Fuzelier (1672/1752) après le triomphe en 1733 de la tragédie lyrique Hippolyte et Aricie (un prologue et 5 actes - livret de l’abbé Pellegrin) dans les pas du grand Jean-Baptiste Lully (1632/1687) dont la mainmise musicale perdurait après sa disparition (Académie royale de musique). Jean-Philippe Rameau, compositeur tardif, est le contemporain presque exact de trois immenses musiciens européens : Jean Sébastien Bach (1685/1750), Georg Friedrich Haendel (1685/1759) et Domenico Scarlatti (1685/1757). La France du « Siècle des Lumières », celle de Louis XV (1710/1774) qui domine l’Europe occidentale par la culture, la langue et les armes, s’est musicalement isolée en suivant les préceptes de Jean-Baptiste Lully (Tragédie royale en musique). Elle méprisait la « musique italienne » notamment dans sa déclinaison lyrique : les opéras bouffes (musiques pour chanteurs et livrets comiques).
Avec Les Indes galantes, remanié à plusieurs reprises au cours des premières représentations afin de forcir le livret de Louis Fuzelier, Jean-Philippe Rameau a composé un magnifique exemple d’opéra-ballet en amplifiant la réforme lullienne : priorité est donnée à la musique de danse qui lie par sa richesse, son ample architecture, les entrées (4 actes) pour le moins disparates. Première entrée : Le Turc généreux ; deuxième entrée : Les Incas au Pérou ; troisième entrée : Les Fleurs ou la Fête persane. Quatrième entrée : Les Sauvages et sa fameuse danse. Ces entrées reprennent de nombreux thèmes familiers de la production littéraire du « Siècle des Lumières » : les turqueries, les voyages exotiques, le mythe du bon sauvage, la nature généreuse, etc.
Les Indes galantes ont eu un succès qui ne s’est pas démenti jusqu'à la Révolution Française (1789) puis l’œuvre sombrera dans l’oubli et ne sera plus représentée jusqu'en … 1952 à l’Opéra Garnier de Paris. Dès lors, Les Indes galantes sont devenues une œuvre lyrique phare de la musique baroque.
Le documentaire de Philippe Béziat
En octobre 2017, le metteur en scène de théâtre Clément Cogitore (37 ans) et la chorégraphe Bintou Dembélé (46 ans) commencent les auditions pour Les Indes Galantes à l’Opéra Bastille dont la première doit avoir lieu le 27 septembre 2019. Dans un premier temps il s’agit d’engager une trentaine de danseurs urbains n’ayant aucune technique classique : ils seront mêlés lors de la représentation aux chanteurs lyriques et au chœurs (adultes et enfants). Le casting des 30 danseurs hip-hop, krump, break et voguing est laborieux car chaque danseur à sa propre personnalité (technique, rythme, gestique). Il faut bâtir une chorégraphie d’ensemble. Philippe Béziat et son équipe de tournage légère (caméra à l’épaule, éclairage naturel, son direct) scrutent les performances des principaux danseurs évoluant en solo puis en groupe sous la direction de la chorégraphe Bintou Dembélé. Le travail minutieux, harassant, aiguisé par cette forme d’art (l’opéra ballet) est fort distant de l’art des rues ou les figures sont improvisées aux sons de rythmes simples d’une musicalité réduite. C’est une longue mise en place au milieu des chanteurs professionnels (soprano, haute-contre, baryton, basse) qui doivent exercer leur art sur la musique riche, complexe, foisonnante de Jean-Philippe Rameau. Les danseurs urbains ne cachent pas leur fascination pour la précision de la direction musicale du chef argentin Leonardo Garcia Alarcon (44 ans) d’abord au clavecin (premières répétitions) puis avec l’orchestre de la Cappella Mediterranea et les chœurs (Chœur de chambre de Namur, Maîtrise des Hauts de Seine et Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris) à partir d’août 2019 pour le filage (mise en place définitive avec les décors).
Philippe Beziat est un réalisateur passionné de « musiques savantes » qui a déjà capté, à sa manière (déconstruction), de grandes œuvres lyriques : Pelléas et Mélisande (2009) de Claude Debussy (1862/1918), Les Noces (2001) d’Igor Stravinski (1882/1971), La traviata (2011) de Giuseppe Verdi (1813/1901). Il collabore de façon privilégiée avec le chef français Marc Minkowski (58 ans) et son orchestre Les Musiciens du Louvre. Le tournage des Indes Galantes s’est étalé sur deux ans (octobre 2017 à octobre 2019) jusqu'aux représentations face au public exigeant de L’Opéra Bastille (12 représentations). La quantité de matériel impressionné est phénoménal : le premier montage de 6h40 minutes a été réduit, au terme de mois de travail, à 1h48 minutes. De fait, le long métrage est très découpé ce qui émousse l’émotion du spectateur face à l’intense labeur collectif. Il privilégie le long casting, les laborieuses mises en place avant la représentation publique. Chaque soir, le public, ravi, fait une standing ovation aux artistes sur scène chanteurs et danseurs ; de longues minutes s’écoulent sous les applaudissements. Sur scène l’émotion gagne les artistes pour une fois mêlés, les autodidactes et les professionnels solidaires…
Le trio Clément Cogitore (mise en scène), Bintou Dembélé (chorégraphe) et Leonardo Garcia Alarcon (direction musicale) ont gagné leur pari : proposer un spectacle lyrique classique (1735) qui ne soit pas figé, embaumé, mais ouvert sur la modernité. Féroz, l’un des danseurs, à la fin du film remarque à propos du public de l’Opéra Bastille : « ce n’est pas eux qui sont venus nous voir, c’est nous qui sommes venus les voir ».
La critique française a été très mitigée devant ce spectacle hors normes : pourquoi payer 200 € pour y assister alors qu’il est gratuit dans la rue …
Indes Galantes (108’) est un long métrage … trop court. Embarqués dans le récit documenté de la longue gestation scénique de l’opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau on en revient à bouder sa durée qui parait trop courte tant le film est passionnant avec sa multitude de personnalités, issus d’horizons divers, de cultures diverses, mais qui, toutes, tendent vers un même but : établir un dialogue culturel par-delà les siècles (275 ans !) entre un passé révolu et un présent ambigu.