Dimanche dernier 21 mars correspondait dans le calendrier religieux de l’Église Orthodoxe au premier dimanche du Grand Carême, également fête du « Triomphe de l’Orthodoxie », en l’honneur d’évènements remontant au IXème siècle, à la victoire sur l’hérésie iconoclaste. L’occasion pour le métropolite Hilarion, président du Département des Affaires extérieures du Patriarcat de Moscou de rappeler que « par les saintes images, nous entrons en contact avec les réalités du monde spirituel ».
« Durant les premiers siècles du christianisme, les images étaient rares. Même quand on construisait des églises, elles contenaient moins d’images saintes qu’actuellement. Par exemple, il n’y avait pas d’iconostase (*) mais juste une clôture entre le sanctuaire et la nef qui ne cachait pas l’autel à la vue des fidèles. Parfois, on plaçait des images saintes sur la clôture d’autel, mais pas toujours.
Peu à peu, particulièrement à compter du IVème siècle, lorsque l’Église sortit des catacombes, on commença à construire des églises dans tout l’Empire romain. L’iconographie et l’art de la mosaïque se développèrent. Peu de monuments datant d’avant la crise iconoclaste, c’est-à-dire des Vème, VIème et VIIème siècles, ont été conservés. Ceux qui subsistent permettent néanmoins de se représenter quel était l’art iconographique paléochrétien.
Sous l’influence, visiblement, de doctrines apparues hors de l’Église, peut-être, selon l’hypothèse de certains spécialistes, sous l’influence de l’islam naissant, certains empereurs byzantins voulurent imposer l’iconoclasme selon la théorie : « Dieu est invisible, donc on ne peut le représenter sur des images ». Les iconodules (**), pourtant, n’avaient guère besoin des iconoclastes pour savoir que Dieu était invisible, et ils ne représentaient que ce que les hommes avaient vu de leurs yeux. C’est l’incarnation du Christ qui a rendu possible la représentation picturale. Dieu s’est incarné, est devenu homme ; il est venu sur terre comme Jésus Christ, Fils de Dieu. Les apôtres ont vu le Christ de leurs yeux, ce qui permit aux générations de chrétiens suivantes de représenter le Sauveur.
L’Évangile parle du Dieu incarné, du Dieu invisible devenu visible, élément essentiel dans la vénération des icônes, qui n’est pas simplement une pratique liturgique, mais un dogme de l’Église.
Afin de comprendre ce qu’est l’iconoclasme, transportons-nous quelques instants à cette époque. Imaginez que d’année en année, de décennie en décennie, vous fréquentiez la même église. Dans cette église, sur la clôture d’autel, il y a des images, tandis que les murs sont couverts de peintures sacrées. Un jour, venant à l’église, vous constatez que tout a été enlevé. Il ne reste que des murs nus, et une croix esquissée au milieu du sanctuaire a remplacé toutes les icônes. Sur cette croix, le Christ n’est pas représenté, il s’agit simplement d'une croix à quatre branches.
Votre émotion ne sera pas seulement esthétique, vous ressentirez un coup au cœur même de votre foi. Lorsque les iconoclastes détruisirent les images, les ôtant des clôtures d’autel, grattant les fresques, démolissant les mosaïques à coups de marteau, le peuple de Dieu, en particulier les moines, le prirent comme un affront, une atteinte aux fondements mêmes de la foi orthodoxe.
Le VIIème Concile œcuménique rétablit la vénération des icônes, l’occasion de proclamer le dogme de la « visibilité » de Dieu qui pouvait ainsi être représenté sur des images. Non pas Dieu Sabaoth, représenté sur des fresques tardives, mais le Seigneur Jésus Christ, le Dieu incarné. Sur les icônes, on peut représenter des sujets tirés de l’Évangile. La Mère de Dieu et les saints peuvent aussi être représentés sur les icônes, parce qu’ils ont vécu ici-bas. Les saints sont des gens comme nous, mais qui sont parvenus à une certaine hauteur spirituelle ; en les regardant, nous nous laissons inspirer de leur combat.
Dans l’Église antique, les images étaient perçues comme un Évangile des illettrés (à l'image des vitraux dans les églises en Occident, ndlr). N'oublions pas qu’en ces temps-là, peu de gens savaient lire. On apprenait les vérités de la foi par la tradition orale, par le sermon du prêtre, la lecture de l'Évangile à l'église. Lorsque les gens venaient à l'église, peinte de sujets de l'histoire sacrée, ces images leur rappelaient ce que le prêtre avait dit, ce qu’ils avaient entendu des lectures évangéliques ou de la bouche du prédicateur (***).
Bien que condamnée au Concile œcuménique, l’hérésie iconoclaste n’a pas été vaincue immédiatement. Comme souvent dans l’histoire de l’Église, même après sa condamnation, elle a continué d’exister.
Au IVème siècle, le Ier Concile œcuménique condamna l’hérésie arienne, mais durant tout le IVème siècle elle continua à ressurgir, et il fallut un nouveau Concile pour la vaincre définitivement et il ne fut totalement vaincu, lorsque la pieuse impératrice Théodora rétablit la vénération des icônes. C’est en mémoire de cet événement que la fête d’aujourd’hui fut instituée.
Il est difficile de se représenter quelle serait l’Église sans les icônes ; elle aurait été toute différente, et pas seulement esthétiquement. Ce serait une Église avec une autre théologie, car l’image qu’on voit sur les murs des églises ou dans l’iconostase est un témoignage vivant de la divinisation de l’homme dont parlent les Pères de l’Église.
Les hommes représentés sur les icônes ne sont pas ordinaires. Ils sont faits de la même chair et du même sang que nous, mais ils sont parvenus à un état spirituel particulier que beaucoup n’ont pu atteindre. Cet état, les pères théologiens grecs l'appellent divinisation, c’est-à-dire union plénière de l’homme avec Dieu, dans laquelle la nature humaine est pénétrée de la présence divine.
Le Seigneur Jésus Christ est Dieu-homme. En Lui s’unissent indivisiblement, inséparablement et immuablement deux natures : la nature divine et la nature humaine. Comme disent les Pères, entre les deux natures de Jésus Christ, il existe une compénétration : Sa nature humaine était entièrement divinisée. C'est pourquoi, quand on lit dans l'Évangile que le Seigneur a fait ou dit quelque chose, on ne peut séparer le divin de l'humain. Le Christ, vrai Homme, souffrait ce qui est propre à la nature humaine : Il se fatiguait, il dormait, il avait faim ou soif, Il éprouvait des émotions comme la colère ou la joie. En même temps, le Christ se montrait en tant que Dieu incarné : Il faisait des miracles, Il marchait sur les eaux, Il ressuscitait les morts. Ses paroles ne sont pas le fruit de la sagesse humaine, de l’érudition, de l’éducation ou de l’instruction, mais les paroles de Dieu, sortant de la bouche du Seigneur.
La divinisation des saints se distingue de la divinisation du Christ. Les saints que nous vénérons et qui sont représentés sur les images, étaient des hommes ordinaires, ils n’étaient pas des Dieu-hommes. Ils n’avaient qu’une nature humaine, mais, grâce à leur sainteté, parce qu’ils vivaient dans le sentiment de la présence divine, ils parvenaient à des exploits d’ascèse, ils faisaient des miracles ; leur nature humaine était pénétrée de la présence divine. C’est cet état que les Pères de l’Église appellent divinisation.
Sur les icônes canoniques, la théologie de la divinisation est exprimée en couleurs. Les saints y sont représentés de façon particulière. Même les saints récents, dont on connaît les traits par la photographie, sont différents sur les icônes. On peut reconnaître leur visage humain, mais ce n’est pas une photo ou un portrait qu’on a sous les yeux : c’est une icône, la représentation d’un homme divinisé et transfiguré. En ce sens, les icônes sont édifiantes, car elles montrent quel peut et doit devenir l’homme, quelle sainteté il est capable d’atteindre, qu’il peut s’unir à Dieu dès sa vie terrestre.
Et le métropolite Hilarion de conclure : « le Seigneur nous a rendus dignes de pénétrer au cœur même de la vie religieuse, en se laissant toucher par les fondements de la foi orthodoxe. C’est en cela que consiste le triomphe de l’orthodoxie : la foi orthodoxe ne se laisse pas seulement connaître par les livres, mais par l’expérience spirituelle. Tout est essentiel, dans cette expérience : l’église, les sacrements, les images saintes dans l’iconostase et sur les murs de l’église, la musique sacrée, la poésie liturgique. Tout cela est important pour nous, car par les saintes images, Dieu Lui-même se découvre, et nous entrons en contact avec les réalités du monde spirituel. C’est pourquoi l’Église a institué pour toujours la fête du Triomphe de l’Orthodoxie ».
(*) Iconostase : dans les églises orthodoxes, Cloison décorée d'images, d'icônes, qui sépare la nef du sanctuaire
(**) Iconodules : partisans des images religieuses ou icônes et de leur vénération, en opposition à l'iconoclasme
(***) Saint Luc peint une icône de la Vierge Marie. Selon la Tradition chrétienne, saint Luc en aurait peint trois, ce qui ferait de lui le premier iconographe chrétien