Pays de Galles. Par une nuit noire, un taxi, dans un épais brouillard, achemine une femme âgée, Rosalind, et sa fille Julie. Malgré la différence d’âge, elles sont étrangement ressemblantes. Un épagneul, Louis, les accompagne. Le taxi dépose les deux femmes devant un manoir à l’architecture gothique, transformé en hôtel : Moel Famau. L’établissement semble vide, toutes les clés sont sur le tableau de la réception. La standardiste, une jeune femme peu aimable, les accueillent avec inimitié. Après d’âpres négociations, Julie obtient une chambre au premier étage, celle que souhaitait occuper sa mère, Rosalind. Elles achèvent de s’y installer avec Louis. Le mobilier est désué, les papiers peints fanés, d’un autre âge, cependant l’ensemble ravive les souvenirs heureux de Rosalind.
Julie est une cinéaste qui tente d’écrire un scénario s’inspirant de la vie de sa mère. Malgré ses efforts, la rédaction s’avère difficile tant elle parait intriguée, dérangée, par l’atmosphère général de cet hôtel, austère, perdu au milieu d’un parc brumeux. La nuit des sons étranges émanent de tout l’immeuble : des portes claquent, des volets grincent, des bruits de pas, des silhouettes fantomatiques … Julie n’arrive pas à trouver le sommeil réparateur dont elle a besoin pour poursuivre son travail. Par contre, sa mère dort paisiblement en compagnie de son épagneul, Louis, lové dans le lit de sa maîtresse.
Julie est de plus angoissée par l’atmosphère lugubre, anxiogène, de leur résidence. De courts échanges avec sa mère à propos de tout et de rien, sans consistances, n’entament pas la satisfaction de cette dernière pour ce séjour qui la ravit … Pour échapper à cette ambiance délétère, se détendre, Julie promène Louis dans le grand parc …
La cinéaste et photographe britannique Joanna Hogg (63 ans) a réalisé son premier long métrage en 2007 (Unrelated) à 47 ans ! Depuis elle n’a produit que cinq autres films en quinze ans. Ses trois premières oeuvres n’ont pas été distribuées en France jusqu'au diptyque qui nous a révèlé son univers si particulier : The Souvenir (2019) et The Souvenir Part II (2021) avec son interprète fétiche Tilda Swinton, sa meilleure amie, ainsi que la fille de la comédienne, Honor Swinton Byrne. Ce diptyque relate une histoire d’amour toxique entre une jeune étudiante, Julie (déjà !) et Antony, un dandy charismatique. Cette réalisation en deux parties, hors des sentiers battus, par son écriture scénaristique, sa mise en scène très soignée, nous a fait découvrir, tardivement, cette singulière artiste. A l’évidence Souvenir I et Souvenir II sont deux récits autobiographiques, dont les situations somme toutes banales (un amour destructeur), sont transcendées par la mise en scène.
The Eternal Daughter reprend le thème, déjà innervant, de ses deux opus précédents : la dualité mère/fille qui semble au cœur de la vie de Joanna Hogg. Les mères et les filles comme liées par des forces obscures (la maternité, la culpabilité, etc.) sont à la fois distinctes et semblables, d’où l’idée géniale, intrépide, de Tilda Swinton de proposer à son amie d’interpréter les deux rôles : Rosalind et Julie sont tour à tour jouées par l’actrice habituée dans sa carrière (80 films) ! a des transformations que son physique particulier d’androgyne, son gout du challenge, autorisent.
Pour ne pas alourdir le tournage déjà difficile dans des décors naturels exigus, l’hôtel Moel Famau existe vraiment en Pays de Galles (Manoir Souchton Hall du XVIII ème siècle), Tilda Swinton joue dans la même journée la matinée la mère ou la fille, et l’après-midi inversement. Le temps de pause au mitan de la journée est consacré au maquillage. Pour ce faire la réalisatrice avec son chef opérateur, Ed Rutheford, ont simplifié la grammaire du filmage : de nombreux champ contre champ, l’actrice unique n’apparaissant pas sur l’écran en mère et en fille dans la même image, hormis un seul plan au restaurant (effets spéciaux).
Joanna Hogg a construit tout son récit sur l’interprétation de son amie en déclarant : « je ne voulais pas de trucages ». Cette dernière confirme « c’était comme un Rubik’s cube ». A partir d’un canevas convenu, Tilda Swinton a improvisé les scènes que le spectateur perçoit, au visionnage, d’une grande fluidité, dans une sorte d’étrangeté cohérente. C’est du grand art ! Relever ce défi artistique a nécessité de nombreuses prises de vue suivies d’un long montage (6mois !) en post-production.
A l’évidence, Joanna Hogg connait les classiques du cinéma fantastique que sont Rendez-vous avec la peur (1957) film britannique de Jacques Tourneur (1904/1977) ; les Innocents (1961) film également britannique de Jack Clayton (1921/1995) et La Maison du diable (1963) de l’américain Robert Wise (1914/2005). Ces films démontrent que l’on peut susciter la peur, l’angoisse, chez le spectateur avec des images parfaitement cadrées (angles de prise de vue, profondeur de champ, etc.) auxquelles s’ajoute un travail très élaboré sur les bruits d’ambiance (sons hors paroles et hors musique). L’alerte et l’inquiétude sont renforcées par l’inconnu : une source sonore non identifiée.
Eternal Daughter est une mise a nu dans un environnement, inquiétant pour Julie, des rapports complexes entre une mère et sa fille ; Louis, le bon chien, assurant le lien entre les deux femmes que tout semble séparer : l’âge, leur vécu, leur devenir. Depuis Laïos (mythologie grecque), nous savons que tous les parents engendrent des coupables, qui sont des innocents.
Eternal Daughter n’est pas un long métrage « facile », ni « une magistrale histoire de fantômes » produit par Martin Scorsese : il a plusieurs niveaux de lecture dans la mesure ou les conversations banales, voire inabouties, les non-dits, ont une importance primordiale. Le labyrinthe de l’hôtel (escalier monumental, interminables couloirs) est le miroir du labyrinthe des pulsions, des sentiments, des névroses, des « petits tas de secrets » qui habitent les deux personnages.
Eternal Daughter a été sélectionné en compétition officielle à la 79 ème Mostra Internationale de Venise d’où il est revenu bredouille. Tilda Swinton (62 ans) aurait mérité de recevoir la Coupe Volpi de la meilleure actrice ; elle avait déjà obtenu cette récompense à ce même festival en 1991 (Isabella dans Edward II de Derek Jarman).