Une femme, la cinquantaine, est endormie, abandonnée, dans un avion de ligne. Sur un écran de téléphone portable, apparait une multitude de SMS la concernant, plutôt hostiles. La femme est Linda « Lydia » Tar (Cate Blanchett), une cheffe d’orchestre réputée. Elle a conduit les plus prestigieuses phalanges du monde : Orchestre philarmonique de New York, Orchestre symphonique de Boston, Orchestre de Philadelphie, Orchestre de Cleveland, etc. Elle était au zénith de sa gloire, adulée par les mélomanes du monde entier. Générique de fin de film (inattendu) sur l’écran, comme si l’histoire de Lydia Tar était déjà close. Retour amont sur son parcours récent…
Puis, dans un grand auditorium comble, Lydia Tar est interviewée, longuement, par le critique musical Adam Gopnik du New-Yorker, prestigieuse et vénérable magazine de la « Grosse Pomme » (Big Apple). Dans son long interview Lydia fait état de son cursus : major de l’Université de Harvard, Master de piano à la Curtis Institute, Doctorat de musicologie à l’Université de vienne, sans compter un séjour de cinq ans chez les indigènes du Pérou afin d’étudier leur vocabulaire musical. La salle est subjuguée par l’aisance, la vivacité d’esprit de Lydia, son sens de la repartie. Elle annonce qu’elle s’apprête à publier son autobiographie. Tonnerre d’applaudissements …
Quelque temps plus tard, toujours à New York, elle anime une Master Class à la L’Université de Juilliard, meilleur conservatoire de musique au États Unis. Elle monologue longuement sur la musique classique avant de discuter avec Max (Zethphan Smith-Gneist) un étudiant : celui-ci déclare, péremptoire, qu’il déteste Jean-Sébastien Bach (1685/1750) qu’il ne le jouera jamais car c’était un misogyne, père de vingt enfants (avec deux épouses !) ; de plus sa musique baroque, à la charnière du XVII et XVIIIème siècle, est tonale ! Lydia sans se départir de son calme, humilie le jeune homme par ses arguments musicaux, lequel furieux, finit par quitter l’audition.
Après avoir était cheffe invité depuis sept ans au pupitre du meilleur orchestre symphonique du monde, le Philarmonique de Berlin (Création en 1882 !), elle en prend la direction succédant ainsi à Andris Davis (Julian Glover), qui lui prodigue quelques conseils. Elle est assistée par Francesca Lentini (Noémie Merlant) et conseillée par le premier violon Sharon Goodnow (Nina Hoss), par ailleurs son épouse.
L’orchestre est un corps démocratique composé de musiciens de talent (plus d’une centaine !) qui élisent leur chef ou cheffe (Maestro). Lydia qui ne doute pas de son aura impose, sans réserve des pupitres, de programmer la fameuse et difficile 5ème symphonie du compositeur autrichien Gustav Mahler (1860/1911). L’orchestre est subjugué par la qualité des répétitions sur cette œuvre monumentale (70 minutes).
Lydia Tar est installée dans un grand appartement berlinois avec Sharon et leur petite fille Petra (Mila Bogojevic). Elle compose difficilement, de la musique atonale dans un autre lieu, plus discret. Elle ne se doute pas des nuages qui s’amoncellent alors qu’elle est adulée par tous … Elle est déterminée à rester au sommet … Elle est assurée de son pouvoir.
Tar est le troisième film du réalisateur américain Todd Field (58ans), scénariste et acteur, par ailleurs il a joué dans 120 films, dont Eyes Wide Shut (1999), le dernier film de Stanley Kubrick (1929/1999). Sa filmographie ne compte à ce jour que la réalisation de trois longs métrages, il est vrai remarquables : In the Bedroom (2001) avec Sissi Spacek (Matt Fowler), Little Children (2006) avec Kate Winslet (Sarah Pierce) et enfin Tar (2022) avec Cate Blanchett ; trois portraits de femmes fortes, déterminées, maîtresses de leurs destins. Ces trois œuvres sont remarquablement « fabriquées » avec un souci constant de description du milieu (microcosme) où évoluent les personnages : une bourgade de la Nouvelle Angleterre (États Unis) pour le premier, une famille dans le Nouveau-Brunswick (Québec) pour le deuxième. Son dernier opus n’échappe pas à la règle qu’il s’est fixée : décrire par le menu, une communauté humaine dans sa complexité, son environnement.
Ici, c’est l’univers des musiciens professionnels, des compositeurs, des « maestros » de classe internationale, leurs rapports complexes avec la « musique savante » du grand répertoire classique.
Pour l’heure, Tar a affaire à l’immense Gustave Mahler et sa 5ème symphonie avec son célèbre mouvement lent (adagietto), « bande son » du film de Luchino Visconti (1906/1976), Mort à Venise (1971). Tar ignore, puis dément, les rumeurs qui s’enflent et la poursuivent. Femme de pouvoir, péremptoire elle poursuit son travail acharné (répétitions) avec le Philarmonique de Berlin : la Rolls-Royce des orchestres !
Le récit cinématographique mis en images (scénario de Todd Field) est, au début, déroutant, voire flottant, car il comporte de longues scènes peu usitées dans le cinéma, mais elles ont pour fonction, par ricochets, de définir la personnalité difficile, tyrannique, manipulatrice de Lydia Tar (mode public), et par ailleurs névrosée (mode privée).
Le déroulé du récit alterne les moments publics (répétions d’orchestre, réunions, etc.) et les moments privés (somptueux appartement « froid » à Berlin avec Sharon et leur fille Petra ; appartement secret « chaud » pour composer).
Cate Blanchett porte le rôle-titre avec une crédibilité confondante : elle est de tous les plans avec un jeu ample, subtil, jamais redondant, sur une infinité d’expressions corporelles. Todd Field a déclaré que si Cate Blanchett avait refusé le rôle « le film n’aurait jamais vu le jour ». Cate Blanchett a obtenu la Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine à la Mostra de Venise 2022, en attendant la 95ème cérémonie des Oscars (mars 2023) où elle est favorite, selon les pronostics.
Tar est un grand film sur un sujet peu traité au cinéma : la domination féminine, certes moins fréquente historiquement que la masculine mais tout aussi violente lorsqu’elle s’exerce. Le pouvoir n’a pas de sexe ! Le dernier opus de Todd Field est d’autant plus intéressant qu’il s’inscrit avec bonheur dans sa courte production (3 films en 20 ans !) mais magnifique filmographie aux scénarios et réalisations ciselées. Tar est une œuvre à ne pas manquer qui réjouira tous les mélomanes d’ordinaire peu comblés par l’industrie cinématographique.