L'éminent spécialiste du peintre Léon Bonnat Guy Saigne, ex HEC docteur en histoire de l’art, auteur d’une thèse de doctorat à la Sorbonne intitulée Léon Bonnat portraitiste (2015) et du catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste (2017i, 2022ii), a souhaité revenir sur l’acquisition du portrait du comte Pillet-Will annoncée dans la dernière lettre d’information du musée Bonnat-Helleu, datée de juin 2023, et dans le numéro de Baskulture du 14 juillet 2023.
La Ville de Bayonne a acquis le 10 avril 2023, en vente publique à Bayeux, le portrait du comte Pillet-Will par Léon Bonnat, mis en vente avec l’ensemble du mobilier de son hôtel particulier après la disparition de l’arrière-petite-fille du comte, Mme Claude de Pimodan, morte sans descendance en 2022.
L’information donnée au public sur cette acquisition dans la lettre d’information du musée Bonnat-Helleu datée de juin 2023 rend insuffisamment compte, me semble-t-il, du caractère exceptionnel de cette acquisition par la place que cette peinture occupe dans la carrière de l’artiste, la qualité du modèle, les caractéristiques du tableau, la richesse et les dimensions inhabituelles de son cadre.
Cette acquisition comble par ailleurs une lacune dans la collection de portraits de Bonnat du musée : autant les grands portraits de femmes en pied ou jambes coupées sont nombreux et remarquables, autant il n’y avait pas de grand portrait d’homme.
La place du portrait du comte Pillet-Will dans la carrière d’artiste de Léon Bonnat
Comme je l’indiquais en 2017, « l’immense succès des trois effigies de madame Pasca (1875), de Thiers (1877) et de Victor Hugo (1879) fait de Bonnat l’un des portraitistes les plus demandés à partir de 1875 », et je qualifiais ces trois œuvres de « portraits fondateurs » de sa carrière de portraitiste.
C’est dans cette période, 1875-1880, que Bonnat définit, met en application son approche personnelle de la peinture de portrait et rencontre dans ce genre si particulier et si difficile un succès extraordinaire, que les noms prestigieux de ses commanditaires attestent : citons et admirons - en se limitant aux effigies d’hommes - les portraits du comte de Montalivet (1877), d’Hermann Raffalovich (1877), du duc de Broglie (1879), du duc d’Aumale (1880), du président Grévy (1880), de l’américain John Taylor Johnston (1880).
Le portrait du comte Pillet-Will s’inscrit au milieu de cette période, en 1878, année au cours de laquelle l’artiste peint peut-être ses plus beaux portraits d’hommes : Don Carlos, le prétendant au trône d’Espagne, et le banquier Isaac Pereire. Le portrait du comte Pillet-Will se situe donc dans une période exceptionnelle dans l’œuvre de Léon Bonnat.
De tout temps la critique et le public ont reconnu à Bonnat une remarquable capacité à identifier ce qui fait l’individualité de chacun de ses modèles et à la traduire sur la toile. Sur quels choix techniques cette matérialisation se réalise-t-elle ? Quels sont les éléments constitutifs de ce style propre à Bonnat dans la peinture de portrait à cette époque glorieuse ?
Le modèle est reproduit en grandeur naturelle, dans deux poses privilégiées : debout de face, ou assis, légèrement tourné sur le côté, jambes coupées dans les deux cas, très généralement le regard posé sur le spectateur, en légère plongée, un fort éclairage venant du haut ou latéralement ; le modèle semble sortir de la pénombre, d’un fond vide et uniformément noir ou très sombre, éliminant tout décor, maintenant toutefois quelques accessoires accompagnant la pose : quelques livres sur lesquels s’appuie le modèle, un fauteuil s’il est assis, un bureau sur lequel il s’accoude ; le regard du spectateur est appelé à se concentrer principalement sur le visage du modèle, puis sur ses mains, puis sur sa présence physique suggérée par le traitement de son corps dans ses vêtements.
Nous retrouvons dans le portrait du comte Pillet-Will tous les éléments constitutifs du style de Bonnat : le modèle est représenté debout, jambes coupées, légèrement appuyé à une table, la main droite reposant sur une pile de livres, la gauche à la taille ; il fait face au spectateur et présente un visage avenant, un très léger sourire ; portant une redingote noire, ruban rouge de la Légion d’honneur à la boutonnière, il surgit, fortement éclairé par une lumière tombant à plomb, du fond principalement noir, marron à hauteur des mains. Il s’agit donc d’un exemple parfait du beau portrait d’homme dans la conception de Bonnat.
Les mêmes éléments caractéristiques se retrouvent dans les portraits de femmes, qui sont toutefois par nature plus séduisants : élégance naturelle des modèles, chatoiement des tissus des robes, bien loin du noir uniforme des redingotes, éclat des bijoux, poses parfois moins sévères… Pensons par exemple aux portraits de madame Pasca bien entendu, mais aussi de la comtesse de Viel Castel (1877), de Zina de Poliakoff (1877) et de la délicieuse Américaine madame Ferdinand Bischoffsheim (1877). Mais cette note a pour objet d’évoquer les portraits d’hommes.
Le modèle et sa famille
Le comte Frédéric Pillet-Will est une figure importante du monde de la finance parisienne de la IIIème République.
Frédéric-Alexis-Louis Pillet-Will (1837-1911) est issu d’une famille originaire de Savoie, anoblie par le roi de Sardaigne en 1833. Il est le fils du banquier Alexis Pillet-Will (1805-1871) et de Louise Roulin. Il épouse en 1869 Clotilde Briatte (1851-1910), fille de Jules Briatte (1821-1905), auteur de plusieurs ouvrages sous le pseudonyme de Charles d’Orino, dont il aura quatre enfants. Banquier, il est directeur en 1871 de la Caisse d’Epargne de Paris, à la suite de son grand père Michel-Frédéric Pillet, cofondateur et directeur de la Caisse d’Epargne de Paris en 1858, et de son père Alexis Pillet-Will, administrateur et directeur de cette même institution en 1863. Il est régent de la Banque de France à la suite de son grand-père et de son père, de 1871 à 1890.
La fortune des Pillet-Will, surnommés par certains les « Rothschild savoyards », était considérée à l’époque la deuxième de France.
Frédéric Pillet-Will achète, l’année suivant l’exécution du portrait, le 9 juin 1879, le domaine viticole de Château-Margaux, d’une superficie de 235 ha. Il y investira des sommes importantes, mais ses efforts seront réduits à néant par le phylloxéra. Le domaine sera vendu par la famille en 1925.
Il achète en 1886 un hôtel au 31, rue du Faubourg Saint-Honoré, édifié en 1731 par Gabriel, en mauvais état. Il le fait raser et fait construire en 1887 un vaste hôtel de style Louis XV. Il s’y installe en 1889 et y vit jusqu’à sa mort en 1911. L’ensemble sera acheté en 1962 par l’Ambassade du Japon en France ; celle-ci fera détruire l’hôtel en 1967 pour le remplacer par une construction moderne. Frédéric Pillet-Will achète en 1903 l’hôtel de La Panouse, contigu au sien, construit en 1719 et qui, remanié, agrandi, surélevé, constitue un immeuble de rapport. C’est dans une aile de cet hôtel qu’habita sa petite-fille Madeleine après son mariage avec le comte Georges de Pimodan en 1925, puis leur fille Claude de Pimodan, et que fut conservé, jusqu’au décès de cette dernière, le portrait de son aïeul peint par Bonnat.
Frédéric Pillet-Will était également collectionneur. Il offrira au musée du Louvre en 1889 deux peintures importantes de Joseph-Nicolas Robert-Fleury, Réception de Christophe Colomb par la cour d’Espagne à Barcelone (1493), peint en 1846, et Galilée devant le Saint-Office au Vatican, peint en 1847.
Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1874, et est reçu par son beau-père, le conseiller-maître à la Cour des comptes Jules Briatte.
Le tableau et son encadrement
Les dimensions du tableau sont importantes, puisqu’il mesure 130 x 98 cm, et sont comparables à celles des portraits peints à cette époque par Bonnat. Il est peint sur une toile marquée « Emmanuel Chenoz », fournisseur habituel de l’artiste ; il est signé en bas à droite, en rouge : Ln Bonnat – 1878. Il est présenté dans un somptueux cadre en bois doré sculpté de frises et d’enroulements, particulièrement large, le tableau avec cadre mesurant 183 x 143 cm. Ce cadre impressionnant et rare a été vraisemblablement choisi par l’artiste, qui considérait que cette ultime étape faisait partie de son travail et souvent souhaitait voir le tableau encadré pour une dernière finition de détail, une dernière retouche. Il a sans doute été fabriqué par son fournisseur habituel, la maison Gredelue.
Ce grand portrait est toujours resté dans la famille, accroché pendant cent-quarante-cinq ans dans l’hôtel particulier du comte Pillet-Will, puis dans l’hôtel particulier voisin de sa petite-fille Madeleine, puis de son arrière-petite-fille Claude de Pimodan. Il n’a pas fait l’objet d’une photographie « Braun » comme certains portraits peints par l’artiste, il n’a pas été exposé au Salon annuel ni dans aucune autre exposition, et n’a donc fait l’objet d’aucun commentaire, d’aucune critique. Il s’agit d’un portrait strictement familial qui est aujourd’hui redécouvert.
Le peintre James Tissot sera retenu pour réaliser le portrait de la comtesse Pillet-Will. Il s’agit d’un grand pastel sur papier collé sur toile (91 x 160,5 cm), réalisé à une date inconnue (entre 1882 et 1902). La localisation actuelle de ce très élégant portrait, passé sur le marché de l’art français en 2012, est, elle aussi, inconnue.
C’est donc une très belle acquisition que la Ville de Bayonne vient de réaliser pour son musée des beaux-arts : le portrait d’un parfait représentant de la haute société de son temps, peint dans un moment charnière de la carrière de l’artiste, ce moment où il rencontre un immense succès en définissant et en mettant en œuvre une approche personnelle du portrait. Et le portrait du comte Pillet-Will est un parfait exemple de la conception du portrait de Bonnat : pour la résumer en quelques mots, on peut citer l’artiste : « Il faut bien savoir ce que l’on a à dire, et le dire clairement, nettement et avec vivacité », principe dont résultent les caractéristiques - très résumées - de sa peinture de portrait : la simplicité de la composition, la puissance de l’exécution.
Félicitons le maire de Bayonne, l’ensemble de l’équipe municipale et les responsables du musée Bonnat-Helleu d’avoir su saisir l’occasion d’acquérir cette œuvre remarquable qui fera durablement honneur au musée. Et réjouissons-nous de pouvoir admirer longtemps, dans la place qui lui reviendra naturellement dans le parcours du « nouveau » musée, ce magnifique tableau dans son cadre exceptionnel.
Guy Saigne, Léon Bonnat. Le portraitiste de la IIIème République, p. 54, p. 187.
Source : histoire, non publiée, de la famille Pillet-Will, écrite par Thierry Pillet-Will, arrière-petit-fils de Frédéric Pillet-Will, communiquée à l’auteur par Mme Eléna de Gourcuff, arrière-arrière-petite-fille du comte Frédéric Pillet-Will.
Notes et Dessins, 1928, p. 68.