Corse du sud (1995). Dans une pinède, quatre hommes forts portent sur leurs épaules la dépouille d’un sanglier qu’ils suspendent à une branche d’arbre. Un colosse imposant, Pierre-Paul (Saveriu Santucci) tend alors un coutelas à Lesia (Ghjuvanna Benedetti), sa fille de 15 ans. Cette dernière, sans hésiter, ouvre l’abdomen de la bête et d’un coup sec lui en extrait les entrailles. Elle est félicitée par les convives qui festoient sous un bosquet.
Lesia est une jeune fille de son temps : elle fréquente de nuit, avec son amoureux, les boîtes de nuit et le jour, les plages sablonneuses avec ses amis. Soudain, une tante vient la chercher pour l’emmener dans une ferme isolée où elle est prise en charge par un jeune motard, Santu (Andrea Cossu), qui l’emmène à toute allure dans une grande villa au bord de la mer. Son père l’attend avec un groupe d’hommes silencieux paraissant tous préoccupés, attentifs, à la diffusion de journaux télévisés locaux : un député a été assassiné dans le nord de l’Île de Beauté. Ils chuchotent, à mots couverts en corse, mâtiné de quelques expressions en français. Lesia désœuvrée, reste intriguée par tout ce manège discret : elle ne comprend pas ce qui se trame. De surcroît, elle s’ennuie en exécutant, sans entrain, des taches ménagères. Pour la distraire, son père finit par l’amener à une partie de pêche. Seuls sur l’esquif, Lesia lui pose des questions auxquelles … il ne répond pas clairement.
Les jours passent, mornes. Soudain Pierre-Paul quitte la villa précipitamment. De toute évidence il est en cavale fuyant un danger diffus …
Pour son premier long métrage Julien Colonna (42 ans) nous propose une œuvre forte, âpre, sur un des derniers « bandit d’honneur » corse, agissant par « sens du devoir familial » : Jean-Jerôme Colonna dit « Jean-Jé » mort en 2006 dans un « accident » de voiture. Ce dernier de retour au pays, découvre, à l’âge de 21 ans, que les assassins de son père, tué en 1955, vivaient encore. Pendant dix ans, il poursuit une vendetta, les tuant un à un. Julien Colonna est le fils de « Jean-Jé » (1939/2006) : une lourde hérédité dont il affirme s’être dégagé. A la question : qu’aimeriez vous que l’on retienne de votre film, il répond : « Au travers de cette relation filiale qui peine à exister dans un contexte où tout se meurt, j’ai souhaité montrer la voyoucratie dans son inévitable extinction programmée. Dépeindre ces hommes comme les pénitents de leur propre existence qui portent leur croix jusqu'à leur chute ».
Le Royaume n’est pas tout à fait un film de fiction, ni un documentaire, sur le milieu corse des décennies 1980/2000 mais il est très documenté par le cinéaste qui a vécu, baigné, dans cette atmosphère de violence. La Corse détient le record européen de mort violente par habitant dépassant par ce triste record … la Sicile. Le Royaume est celui de ses hommes acculés, vivant entre eux, dans un climat permanent de violence : ils savent que leurs jours sont comptés et, cependant, ils mènent en apparence une vie familiale quasi normale. En fonction du degré de violence, ils quittent leurs familles et prennent le maquis : ils sont en cavale.
Julien Colonna a d’abord rédigé, à partir de son vécu, un scénario très éclaté selon ses dires (300 pages !). Afin de le structurer, de l’élaguer, il a fait appel à Jeanne Henry (réalisatrice/scénariste de Pupille - 2018, Je verrai toujours vos visages - 2023). Du coup, l’axe du récit tourne autour la relation de Lesia, une adolescente de 15 ans, et de son père Pierre-Paul, un veuf, « parrain » violent mais aimant sa fille par-dessus tout. Les deux personnages se découvrent peu a peu sur fond de tragédie grecque. Lesia se mue en Électre.
Le Royaume est un film de « genre cavale », à l’intrigue classique, sur un territoire disputé par d’autres qui chassent et traquent où l’emprise de la peur est omniprésente. Un engrenage angoissant et mortifère. Julien Colonna a fait le choix, osé mais réussi, de reunir des acteurs corses, non professionnels, ce qui indéniablement renforce la crédibilité de l’histoire forte, peu décalée de la réalité. Ainsi, dans le long monologue fascinant ou Pierre-Paul explique à sa fille, Lesia, pourquoi il est devenu un « bandit d’honneur » : Julien Colonna prend des passages de la seule interview que son père Jean-Jé a donné au mensuel de l’ile, Corsica, en 2002 ou il confessait : « Je ne suis ni fier, ni honteux de ce que j’ai fait ».
Ghjuvanna Benedetti incarne la jeune Lesia avec ses grands yeux verts qui voient tout a défaut d’entendre, de comprendre, la tragédie qui se déroule à son insu. Saveriu Santucci, à l’imposante stature choisie après un long casting, est dans la vie un guide de montage (G.R 20), plus que crédible en père taiseux et aimant. Il protège sa fille, son seul « trésor » sur terre. Tous les autre figurants Santu (Andrea Cossu), Ste (Anthony Morganti), Petru (Fréderic Poggi) ont une épaisseur rarement atteinte dans les films de genre. Ajoutant les images terreuses en intérieur et éclatantes en extérieur sur écran large (format 2.39 :1) du directeur de la photo Antoine Cormier renforce la dramaturgie.
Le Royaume a été projeté au dernier Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard. Dix minutes d’applaudissement s’en sont suivi !