En 2020, le Japon comptait 126 millions d’habitants. L’archipel a un des taux de natalité les plus bas du monde (1,3 enfant par femme ; seuil de « renouvellement » 2,1 !). D’après l’historien français Christian Kessler, spécialiste du Japon (professeur à l’université Musaski de Tokyo), de plus en plus de jeunes femmes, mais aussi de jeunes hommes, vivent repliés sur eux-mêmes, dans l’imaginaire des « animés » (séries ou films d’animation souvent issus de mangas), si bien que l’on peut parler d’une société « sans sexe ».
Pour le professeur Kessler, ce changement sociétal s’inscrit dans le phénomène du Otaku : les japonais restent chez eux confinés des jours, voire des semaines, sans voir personne tout en s’adonnant à des occupations chronophages (télévision, informatique, jeux internet, robots, mangas, etc.).
Cependant, dans la culture japonaise, la famille joue un rôle fondamental : elle facilite une insertion dans le tissu social. Comment résoudre cette contradiction ? Parmi les stratégies une semble s’imposer : le konkatsu, c’est-à-dire la recherche active d’un conjoint non par amour, mais avec un état d’esprit analogue à celui d’une recherche d’emploi.
De nombreux ouvrages décrivent les méthodes et moyens pour y parvenir : des principes marketing ! Dans le contexte économique du Japon actuel, de jeunes japonaises diplômées souhaitent de plus en plus rester au foyer pendant que leur mari doté d’un salaire satisfaisant, travaille.
Watako (Mugi Kadowaki) est la jeune épouse de Fuminori (Kentaro Tamura), un homme d’affaire divorcé de son premier mariage dont il a un fils, élevé par sa mère. Il cohabite avec sa femme dans un appartement lumineux, immaculé, sobrement meublé.
Le couple communique très peu. Le mari est souvent absent, absorbé par son travail. Leur relation, non sexuée, reste froide, distante, malgré les timides tentatives de rapprochement de Fuminori.
De surcroît, ce dernier subit la pression obstinée de sa mère qui réclame un enfant du couple. Watako tergiverse, élude. Elle a un amant : Kimura (Shôta Sometani) qu’elle rejoint secrètement dans des lieux éloignés : glampings (contraction de camping et glamour), hôtels d’aéroports, auberges isolées, etc.
Lors d’un retour d’une de leur escapade, après leur séparation, Kimura est fauché sous les yeux de Watako par un véhicule. Il décède deux jours plus tard. Watako est secrètement dévastée mais donne le change à son mari… La tension monte dans le couple …
Takuya Kato (30 ans) est connu au Japon comme dramaturge et metteur en scène de théâtre. La Mélancolie est son deuxième opus au cinéma. A propos de ce dernier il déclare : « Au Japon, on a tendance à toujours enrober les choses, même quand on s’adresse à des amis ou a des gens qui sont assez proches de nous. Les propos sont souvent très atténués pour ne pas blesser l’autre ou pour ne pas porter atteinte à son intégrité, et je pense que c’est assez spécifique à la culture japonaise ». Et il ajoute : « J’ai donc choisi des personnages qui pouvaient incarner cette spécificité ».
La Mélancolie est somme toute un mélodrame classique : la femme, le mari, l’amant, histoire mille fois traitée en littérature, au théâtre et au cinéma. Mais le réalisateur/scénariste plonge ce mélodrame banal dans la réalité sociétale de la culture nippone très différente, surprenante, pour un européen. C’est un univers particulier avec ses codes et ses clés.
Au demeurant ce long métrage a la même structure narrative que les Scènes de la vie conjugale (1974) d’Ingmar Bergman (1918/2007), mais … sans disputes et sans sexe. Le duo Watako/Fuminori se déchire à bas bruit.
La mise en image du film nous ramène à l’immense cinéaste japonais Yasujiro Ozu (1903/1963) dont le thème (presque) unique de sa filmographie était la famille japonaise dans sa quotidienneté (maison, environnement, travail, amour, etc.) filmée en longs plans séquences fixes avec une légère contreplongée (la caméra était proche du sol).
Takuya Kato, bien qu’il ne cite jamais l’art cinématographique de Yasujiro Ozu, en est imprégné à son issu (Voyage à Tokyo (1953), Le Goût du Saké (1962), l’ultime chef-œuvre du maître) : Les plans sont fixes, neutres (format image carrée, 1.33:1), la palette de couleurs sans relief, une quasi absence de musique. Takuya Kato a choisi une forme intimiste de narration.
Si le spectateur accepte le minimalisme volontaire de La Mélancolie (mise en scène, cadrage, jeu des acteurs, etc.), il comprendra (en partie) que, dans la société nippone actuelle, les difficiles rapports entre les femmes et les hommes demeurent non résolus et toujours inhibés. Le fameux « modèle économique japonais » tant vanté dans les années 80/90, craque sous la pression de jeunes femmes éduquées.
La Mélancolie conte, en sous-texte pudique, ce phénomène irréversible.