1- Le récit relaté par les romanciers de la vie de Jésus traverse toutes les époques.
La légende du « Grand Inquisiteur » dans « Les frères Karamazov » de Dostoïevsky imagine que le Christ est redescendu sur la terre à Séville, au coeur de l’Inquisition.Le Grand Inquisiteur l’interroge sur le scandale du mal et de la souffrance engendrée. Jésus ne dira rien et ne fera que passer, dira Dostoïevsky. Le récit du roman ne dit rien de plus que le contenu des Ecritures. L’auteur soulignera que « le Christ est éternel, son récit arrêté une fois pour toutes, pierre d’angle de l’édifice de l’histoire universelle ».
Le propre du narrateur sera donc de refaire parler le texte sacré, comme il y a deux mille ans. Diverses façons de l’entendre conjuguent le langage de la liturgie, de la catéchèse, de l’interprétation, de l’art et des instruments.Et celui des romanciers qui puisent inlassablement dans le Livre la parole dont on saisit qu’elle doit être audible, entendue et vécue sans cesse. Les textes de Paul de Tarse, les épitres témoignent de l’enrichissement de ces dernières décennies de traductions bibliques, de leur diffusion et de leur connaissance qui se limitaient jadis pour le nombre, aux rites liturgiques et à minima de leur horizon personnel.Jésus lui même se met au service de la Parole qui le précède de la part de son Père, comme rapporté dans la culture religieuse judéo-chrétienne, sans ajout sinon celui de la prière et de son expression plurielle.
Le romancier inspiré de la bible ne voudra rien ajouter au texte initial, le sien, sinon « chercher à le faire entendre avec les moyens actuels de son expression ».Tel le récit des psaumes qui n’inventent guère mais répètent la demande du fidèle en quête de réponse divine à ses tourments et ses inquiétudes.Le psalmiste fera parler Dieu à partir de ce qu’il connait de lui, et développera son désir d’entendre Celui en qui il met sa confiance.
2 - Mais le propre du romancier sera de faire parler ses personnages comme pour Amélie Nothomb dans « Soif » chez Albin Michel, qui raconte la passion de Jésus à la première personne.La romancière provoque le texte évangélique en arguant de l’absence des apôtres au pied de la Croix...
- Emmanuel Carrère dans le « Royaume » signale les personnages de Paul et de Luc comme les maîtres de la transmission du message de Jésus.
Faisant des quatre évangélistes les figures de quatre romanciers, qui auront établi les bases du christianisme dès les origines.
- Le jésuite Patrick Goujon rapporte « le style propre de Jésus », en cela son originalité permettant à chaque lecteur de pouvoir l’interpréter librement selon la condition humaine de son incarnation et de sa réception dans la vie des auditeurs.
- Daniel Marguerat, exégète suisse, auteur de « La vie et le destin de Jésus de Nazareth » au Seuil, dira : « il n’y a rien de sacrilège à faire parler Jésus comme un personnage de roman. Mais au prix d’une documentation approfondie du monde juif de son temps et de ses règles religieuses ».
Parmi ce florilège d’auteurs contemporains, certains, plus iconoclastes, apportent leur originalité.
- Nikos Kazantzaki dans « La dernière tentation », prenant quelques précautions à ne s’identifier avec Jésus et ne braver cette règle qui lui permet de distancier son écriture.
- Francois Mauriac avait perçu le risque. Pour sa part, Claudel avait voulu donner de la respiration au Nouveau Testament sans en travestir le contenu car selon le littérateur, « aucune autre histoire ne laisse entendre la respiration du christ comme en ce récit des évangiles ».
Certains auteurs selon la tradition des apocryphes du passé ne se privent pas d’aller au-delà des précautions prises précédemment.
- Emmanuel Schmitt dans « Un évangile selon Pilate » transgresse ces usages pour en retirer le visage délavé de siècles d’imageries passées et libérer la parole.
- Le prix nobel sud africain JM Coetzee dans « Une enfance de Jésus » en 2013, prenant un tour différent à propos du récit évangélique, glorifie les paroles de l’évangile de Luc rapportées en récit d’un réfugié sans rapport avec la vie du Christ, mais mettant en valeur sa manifestation possible.
- Il est encore le texte de Jean Grosjean en 1974, « Le Messie », dans une expression poétique et métaphorique du sujet religieux originel de la vie d’un dénommé Jésus.
Dans un horizon exégétique, herméneutique, poétique, romancé et parfois extrapolé, le sujet du Jésus des évangiles traverse l’horizon littéraire du temps présent.
Telle une récurrence continue de la part des auteurs qui s’adressent à des publics variés, comme le voudront les éditeurs conscients de l’engouement pour les romans religieux d’une époque en recherche d’interprétation de la vie du prophète biblique !
VISUEL / « Jésus et le Grand Inquisiteur », 1985, huile sur toile d’Ilya Glazounov @DR