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Cinéma La critique de Jean Louis Requena
Emilia Pérez (130’) - Film franco-mexicain de Jacques Audiard
Emilia Pérez (130’) - Film franco-mexicain de Jacques Audiard

| Jean-Louis Requena 1172 mots

Emilia Pérez (130’) - Film franco-mexicain de Jacques Audiard

De gauche à droite, le réalisateur Jacques Audiard, Zoe Saldana, Édgar Ramírez, Adriana Paz, Karla Sofía Gascón et Selena Gomez à Cannes.jpg
De gauche à droite, le réalisateur Jacques Audiard, Zoe Saldana, Édgar Ramírez, Adriana Paz, Karla Sofía Gascón et Selena Gomez à Cannes ©
De gauche à droite, le réalisateur Jacques Audiard, Zoe Saldana, Édgar Ramírez, Adriana Paz, Karla Sofía Gascón et Selena Gomez à Cannes.jpg

De la fin des années 1920 jusqu'aux années 2000, les pouvoirs législatifs et exécutifs du Mexique sont dominés par un seul parti : le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI – Partido Revolucionario Institucional). Une telle longévité politique, sur plus de sept décennies, a permis aux cartels de la drogue, les narcotrafiquants, de contracter de nombreuses ententes avec des politiciens corrompus (pots de vin faramineux, gros bras pour les élections, etc.). Depuis les années 1980, la puissance des cartels aux Mexique est en croissance constante. 
Comme l’accès aux États-Unis est géographiquement possible à partir du Mexique (frontière « poreuse » de 3.150 kilomètres !), cela fait de ce pays un lieu idéal pour permettre « d’alimenter » le plus important consommateur de drogues au monde. A ce jour, le Mexique (130 millions d’habitants) est divisé du nord au sud en 7 cartels qui occupent la quasi-totalité du territoire (1,9 millions de kilomètres carrés). 
La « guerre de la drogue » ou « guerre des cartels » est un conflit armé ou les puissants cartels de la drogue s’opposent au gouvernement mexicain. La « narcoculture » (soft power) qui a perfusé dans la société civile, se sert de figures héroïques mexicaines, issues d’histoires ou de légendes, afin de glorifier les méfaits des narcotrafiquants. 
Les personnages représentés incarnent des « robins des bois » qui défient l’ordre établi et deviennent des symboles populaires dans les couches défavorisées de la population. S’ensuit, entre-autres, une persistante fascination populaire pour la violence.

Rita Moro Castro (Zoe Saldana) est une jeune et brillante avocate, issue d’un milieu défavorisé, qui œuvre dans un cabinet réputé. Malgré sa répugnance, elle est mise en demeure de rédiger un plaidoyer favorable à un important personnage accusé, à juste titre, de violence conjugale. Elle est accablée par son attitude pusillanime, mais poursuit son travail dans cet important cabinet d’avocats.

Un soir, elle reçoit un appel mystérieux : une voix lui intime l’ordre de se rendre la nuit devant une cabine téléphonique. Arrivée sur les lieux, elle est ceinturée, cagoulée, puis poussée dans une grosse berline. Elle craint pour sa vie ; elle interroge ses ravisseurs qui ne disent mots et la livrent, tel un colis, dans un luxueux fourgon, stationné en plein désert. Le jefe (chef en espagnol) barbu d’un cartel de la drogue, Juan « Manitas » del Monte (Karla Sofia Gascon) qui a eu connaissance de son professionnalisme, l’attend. Il lui pose de nombreuses questions avant de lui annoncer qu’il souhaiterait changer de sexe ! 
Stupeur de Rita ! Malgré son allure virile, « Manitas » a entamé depuis deux ans un protocole hormonal pour changer de sexe. El jefe a choisi Rita parce qu’outre sa capacite, son opiniâtreté, il la sent ambitieuse. C’est une « transclasse » (transfuge de classe). Ce qu’il demande, l’argent n’étant pas un obstacle, il est richissime, c’est une opération chirurgicale d’affirmation sexuelle (vaginoplastie) afin de devenir définitivement une femme.

« Manitas » charge Rita de lui trouver un lieu, hors Mexique, et un chirurgien compétant afin de mener à bien cette délicate opération. Sa femme Jessi del Monte (Selena Gomez) ignore tout du projet de son mari. Rita, très bien rémunérée, part en quête d’un chirurgien renommé pour ce genre d’opération ainsi que d’une clinique étrangère qui acceptera le challenge …

Emilia Pérez de Jacques Audiard (72 ans) est un ovni cinématographique. Ce long métrage, le onzième du réalisateur/scénariste (plus de 20 scénarios à partir de 1974 : Bons baisers … à lundi avec son père Michel Audiard (1920/1985) plus connu pour son talent de dialoguiste). Emilia Pérez est tout à la fois un drame humain, un narco-thriller, et un film musical (et non comédie musicale). 
Depuis son premier opus en tant que réalisateur (Regarde les hommes tomber - 1994), Jacques Audiard nous avait habitués à produire des films différents les uns des autres. Citons (liste non exhaustive) : Un prophète (2009) sur un délinquant devenant chef de gang ; De rouille et d’os (2012) sur un paumé attiré par une femme mutilée ; Deepan (2015) sur une famille d’émigrés Tamoul (Palme d’or au Festival de Cannes 2015) ; Les Frères Sisters (2018) western américain crépusculaire sur la fin du Far Ouest. 
Son œuvre filmique est surprenante à la fois par la variété des genres (films noir, film policier, thriller, western, film musical) et des formes narratives (histoires sophistiquées aux personnages complexes, ambigus). Jacques Audiard ne se répète jamais tout du long de sa filmographie de 30 ans (1994/2024). Son cas est suffisamment rare pour être souligné.

Il y a une dizaine d’années, Jacques Audiard a d’abord voulu écrire un livret d’opéra, aidé par son coscénariste habituel, Thomas Bidegain. Il abandonne ce projet au profit d’un drame musical : les acteurs devront parler puis chanter dans la continuité de l’action et non exécuter un numéro intermède (chant/danse) comme dans les films de Fred Astaire (1899/1987) ou de Gene Kelly (1912/1996). Il sera plus proche, quoique distinct, de la forme arrêtée par Jacques Demy (1931/1990) : le tout chanté (Les Parapluies de Cherbourg - 1964). Pour cela, il s’est adressé à deux musiciens : la chanteuse Camille et son compagnon Clément Ducol. 
Afin de maintenir la fluidité du récit, casser l’artificialité entre les dialogues et les parties chantées, ces derniers ont adopté la tradition du Sprechgesang (en allemand, le chanté-parlé) que l’on retrouve dans maints opéras allemands, notamment dans ceux de Wolfgang Amadeus Mozart (1756/1791). Le résultat est bluffant. Le spectateur passe sans heurt de l’un à l’autre d’autant qu’une chorégraphie simple, efficace, de Damien Jalet accompagne le Sprechgegsang, puis le chant choral à pleine voix.

Pour plus de maîtrise du film, malgré un budget confortable (26 millions d’euros), mis à part quelques plans extérieurs au Mexique, Jacques Audiard a fabriqué la quasi-totalité de son film en studio d’où la grande habileté formelle de l’image (photographie de Paul Guilhaume, éclairage, décors) et des sons (direct et play-back). De fait, malgré la lourdeur, la noirceur de l’histoire tragique que déclenche la réassignation sexuelle (CRS) du jefe d’un cartel mexicain, nous sommes subjugués et éblouis par cette tragédie shakespearienne de changement de sexe, de vêture et de psychologie. On ne devient pas femme impunément !

Emilia Pérez est parlé majoritairement en espagnol, anglais et un peu en français. Les chansons sont en espagnol, langue que Camille et Clément Ducol trouvent naturelle, musicale, avec son spectre harmonique de voyelles. Pour le casting, le réalisateur s’est tourné compte tenu de la langue (qu’il ne parle pas !) vers des acteurs la pratiquant : l’espagnole transsexuelle Karla Sofia Gascon (Juan « manitas » del Monte/Emilia Pérez ; elle a insistée pour jouer les deux rôles) laquelle affirme avoir interprété « La Belle et la Bête dans un même corps » ; Zoe Saldana (Rita Mora Castro) une actrice américano-dominicaine ; Selena Gomez (Jessi del Monte) une actrice/chanteuse latino-américaine.

Emilia Perez a été projeté lors du dernier Festival de Cannes 2024 ou d’aucuns lui promettaient la récompense suprême : La Palme d’Or. Un autre film (Anora de l’américain Sean Baker) a eu la faveur du jury cannois présidé par l’américaine Greta Gerwing. Emilia Pérez a tout de même obtenu le Prix d’interprétation pour l’ensemble des actrices : Karla Sofia Gascon, Zoe Saldana, Selena Gomez et Adriana Paz. Il a également été récompensé, c’est le moins, par le Prix du jury.

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