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Spiritualité
Du « non possumus » de Thomas d’Aquin : Hymne à la joie (1ère partie), par Éric Trélut
Du « non possumus » de Thomas d’Aquin : Hymne à la joie (1ère partie), par Éric Trélut

| Éric Trélut 1522 mots

Du « non possumus » de Thomas d’Aquin : Hymne à la joie (1ère partie), par Éric Trélut

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Éric Trélut ©
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Nous sommes très heureux et honorés d'accueillir au sein de notre équipe de rédaction le professeur Éric Trélut dont nos lecteurs pourront désormais apprécier les écrits dans notre "Lettre du Pays Basque".

Professeur de philosophie au lycée Jean Cassaigne à Mont-de-Marsan et chercheur associé à l’IPC (Facultés libres de philosophie et de psychologie à Paris), son travail interroge la relation entre sagesse, nature et dévotion mariale, particulièrement à travers la figure de Marie dans la pensée thomiste. Il termine à l’Institut Catholique de Toulouse une thèse sur “l’esclavage à Marie” de saint Grignion de Montfort et son rôle sapientiel dans la philosophie de la nature chez Charles De Koninck. Cette recherche personnelle s’inscrit aussi dans une quête spirituelle nourrie par son pèlerinage à Compostelle.  

« En regardant vers le bas, on peut voir les étoiles dans l’eau mais qui regarde seulement vers le haut ne peut voir l’eau dans les étoiles » (James Howell, "Instructions for foreign travel" (1642).

Du « non possumus » de Thomas d’Aquin : Hymne à la joie par Éric Trélut 

L’impossible parole : Thomas d’Aquin retrouve son enfance. Il n’est plus qu’un vagabond-prêcheur, marchant sur les crêtes escarpées de l’humilité, dans ce chemin où l’amour et le courage ne font qu’un. Comme Ulysse, qui mendie à ses propres serviteurs, il avance, mendiant du pain des anges, sur une ligne de feu.

« La salamandre ne vit que de feu. Avec sa peau, on fait un drap qu’aucune flamme ne peut brûler. »
(Christian Bobin, Le Très-Bas)

Tout est plus merveilleux que ce que je croyais : quiconque a recherché ton amour l’a trouvé.

Ton âme défiait la beauté des étoiles quand ton cœur acceptait de souffrir avec moi.

Je n’osais comparer mon cœur avec le tien.

Le bonheur a été notre unique témoin.

La mort ne pourra pas m’empêcher de t’aimer  pourvu qu’à travers moi tu chérisses l’azur.

Je n’oublierai jamais l’amour que j’ai pour toi.

  • Tu ne peux pas mourir puisque je t’aime encore.

Je te mépriserais si tu croyais la mort (1)

I. Prélude : L'épreuve du feu

Tous les feux brûlent mais ne consument pas. Il y a ce feu qui traverse l’âme, l’embrase et la transfigure. Il danse au plus profond de l’être, prêt à jaillir comme une fulgurance. Lorsqu’il surgit, il n’y a plus de retour possible : l’homme devient flamme. Vive flamme.

« L’âme humaine est une chose capable de prendre feu. Elle n’est même faite que pour ça. »
(Paul Claudel)

Ce feu s’appelle la joie. La joie de prendre le risque de la grâce, la joie d’oser se livrer à l’inconnu. Comme Baudelaire à la Passante, dont un regard a suffi à foudroyer l’instant et à tatouer l’éternité sur une seconde. Elle passe, silhouette d’éclair, robe en tourbillon, et déjà elle n’est plus. Mais le poète, transpercé, n’a plus qu’un cri :

« Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Comme chez Jankélévitch, où le papillon fasciné par la lumière, hésite, recule… avant de s’y jeter dans une ultime ivresse.

"Le papillon sait qu’il se brûlera, mais il sait aussi que ne pas brûler serait pire encore."

La joie, c’est le frisson de l’irréversible, l’élan sans calcul, la brûlure d’une lumière entrevue et aussitôt perdue, mais qui a tout changé. Il faut se jeter dans le feu de la joie. Non pas vivre au bord de la flamme, mais pénétrer la flamme elle-même.

Dante, parvenu au sommet du Purgatoire, voit un mur de feu ardent devant lui. Il hésite. Virgile lui dit alors :

« Vedi che ‘l muro per te non si sterpa; ma se tu entro il foco ti rappoggi, di retro a me verrai sicuro ed erpa (2). »
(Dante, Purgatoire, XXVII, 52-54)

Dante tremble. Mais lorsque Virgile lui dit que Béatrice l’attend de l’autre côté du feu, alors seulement il ose traverser, criant son nom.

II. Saint Thomas d'Aquin et l'expérience mystique

Le soleil est entré tout à coup dans mon âme : rien ne vaut la beauté de l’âme qui se rend.

Le malheur visité sans arrêt par la joie quand la joie refusait de relâcher mon cœur, et ma vie à jamais brisée par le bonheur.

Je mourrai du bonheur terrible d’exister.

Je ne souffrirais pas si j’étais moins heureuse, la force de ma joie atteste ma souffrance, le ciel m’aimerait moins si je ne souffrais pas (3)

Le motif du feu traverse l’œuvre de saint Thomas d’Aquin, ce théologien du XIIIe siècle dont nous célébrons cette année le huit-centenaire. Mais son feu n’est pas celui de la spéculation : c’est un feu qui brûle. La Muse l’avait déjà prédit : « car c’est toi-même que je demande. » Nul ne peut s’approcher du feu sans être consumé. L’homme qui ose s’y aventurer sait qu’il ne peut reculer sans trahir ce qui l’appelle, mais il sait aussi que l’épreuve est sans retour – jusqu’au hoquet de l’agonie, jusqu’au dernier souffle où la parole s’efface devant l’inexprimable. C’est ici que se joue le grand passage. La miséricorde appelle à l’humilité et l’humilité ouvre les portes de la miséricorde. L’homme ne peut entrer qu’en s’inclinant. Car l’humilité ne se contente pas de courber l’échine ; elle touche à la racine même, et cette racine, c’est la miséricorde.

Le 6 décembre 1273, à la fête de saint Nicolas, un basculement se produit. Thomas, célébrant la messe dans la chapelle du couvent de Naples, est traversé par une vision qui le laisse silencieux. À partir de ce jour, il cesse d’écrire. Il était au cœur du traité de la Pénitence de la Somme théologique. Son secrétaire, frère Réginald, lui demande pourquoi il s’arrête :

« Réginald, je ne puis plus. » (Raynalde, non possum.)

Expérience mystique ? Extase contemplative ? Ou bien une brûlure si grande que les mots deviennent superflus ? Lui qui, toujours, avait écrit, enseigné, illuminé les esprits, dépose la plume comme on laisse tomber ce qui ne peut plus servir.

« Tout ce que j’ai écrit me semble de la paille à côté de ce que j’ai vu (4). »

La  Somme Théologique , de la paille ( bacula ) ? Un frère prêcheur devenu silencieux ? Et pourtant quel frère prêcheur ! Celui-là même qui professait que la théologie n'était rien de moins qu'une participation, sur le plan du savoir humain, à la vision que Dieu a de Lui-même. La théologie est  Sacra Doctrina , science sacrée insaisissable ! Entre la connaissance que Dieu a de Lui-même et celle qu'Il nous enseigne par Sa parole dans les Écritures, il n'y a pas de différence de contenu : seule la distance entre l'Infini et notre finitude creuse l'écart. La théologie, en tant que science subordonnée à la Sagesse divine (5), puise son fondement dans l'intelligence de l'Écriture. Dès lors, comment saint Thomas aurait-il pu réduire à néant l'immense labeur qu'il consacra à instruire les esprits commençants dont il avait la charge ? Non, il n'a pas méprisé son œuvre. Lui-même reconnaissait avoir été éclairé par Moïse et saint Paul. Comment alors prétendre que son silence fut une négation de la parole, une annulation de tout ce qu'il avait enseigné ? Une grâce divine, authentique, n'a jamais conduit un religieux à manquer à son devoir d'état (6). D'ailleurs, envoyé à Naples pour enseigner, Thomas a enseigné. Quant à cette prétendue 'impossibilité d'écrire quoi que ce soit', elle n'empêcha pas saint Thomas d'Aquin de répondre par écrit à une consultation de l'abbé du Mont-Cassin (7). Un « paillé » de plus, diront certains. Mais quelle paille, si c'en est une ! Mais que signifie ce silence ? Est-ce une négation de l’œuvre accomplie ou son achèvement suprême ?

Notes

(1) Lydie Dattas, Le livre des anges , Gallimard, 2013.

(2) Dante, Divine comédie , Purgatorio , chant 27. « Vois que ce mur ne peut être franchi pour toi autrement ; mais si tu te jettes dans le feu, derrière moi tu viendras en sûreté et tu sortiras indemne ». 

(3) Lydie Dattas, Le livre des anges , Gallimard, 2013. 

(4) « Et hoc modo sacra doctrina est scientia : quia procedit ex principiis notis lumine Superioris scientiae, quae scilicet est scientia Dei et beatorum ».

(5) Thomas d’Aquin, Ia , q.1, a.2, resp. : « Et hoc modo sacra doctrina est scientia : quia procedit ex principiis notis lumine superioris scientiae, quae scilicet est scientia Dei et beatorum ».

(6) Comme l'écrit André Clément « on sait que frère Thomas était appliqué à remplir avec exactitude les charges qui lui étaient confiées. C'est ainsi qu'on raconte qu'étant affligé d'une rage de dents, peu avant le début d'un cours, il se mît en prière pour fournir Dieu de lui permettre de faire son cours ». La Sagesse de Thomas d'Aquin, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1983.

(7) Lettre à Bernard Ayglier, Abbé du Mont-Cassin, Epistola ad Bernardum abbatem casinensem Editio leonina , t. 42, 413-415 (texte). Adressée à Bernard Ayglier, abbé du Mont-Cassin, cette lettre explique le sens d'un passage des Moralia de S. Grégoire relatif à l'infaillibilité de la prescience divine et à ses rapports avec la liberté humaine. Dernière en date des œuvres de Thomas, elle fut écrite vers la mi-février 1274 à Aquino ou au château de Maenza, tandis qu'il faisait route pour se rendre au concile de Lyon.

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