L’impôt du sang français
Bernard et ses successeurs payèrent dès lors l’impôt du sang dans les guerres françaises d’Espagne et d’Italie. Après la désastreuse guerre civile navarraise entre Beaumontais et Agramontais, son fils aîné, Guilhem-Ramon, « Très haut, très puissant et magnifique seigneur de Cauna et de Poyaler », servit Louis XI en Catalogne en 1473 et dans la guerre de succession de Castille en 1476. Viendront ensuite, avec le « temps des capitaines », les tentatives de reconquête de la Navarre par les Albret où s’illustrèrent les compagnies de Lautrec et d’Esparros dans lesquelles servent les frères Etienne, Martin, Pâtris et Jean de Cauna. Mais la saignée la plus importante qui viendra décimer la postérité, à raison d’un homme sur deux, sera celle des douze guerres d’Italie : Pâtris, seigneur de Fousseries, et le bâtard de Cauna sont tués à Pavie en 1525 avec M. de la Palisse ; le cadet Martin de Cauna, baron de Mugron, vétéran de Pampelune, Fontarabie et Bayonne en 1523, est tué au siège de Naples sous Lautrec en 1528 ; Menauton de Cauna, autre cadet qui a épousé l’héritière de Lahire, disparaît avant 1536, comme Bernardon de Cauna, seigneur d’Abère en Béarn… D’autres cadets plus obscurs comme Loys et plusieurs Arnaud de Cauna, apparaissent encore dans les montres et revues des compagnies de Lautrec et de Navarre entre 1520 et 1560 sans qu’on connaisse bien leur sort. Cette tradition guerrière ne disparaîtra qu’au début du 17e siècle, avec un dernier Arnaud de Cauna, hommes d’armes à Melun en 1603. Plus chanceux que prudents, l’aîné, Etienne, baron de Cauna, nommé sénéchal des Landes par François Ier après quelques aventures guerrières, notamment à Fontarabie, et le benjamin, Johan, baron de Tilh et Misson, vétéran d’Italie comme son fils, autre Jean, ont eu le temps de se retirer sur leurs terres après de beaux mariages (trois pour Etienne, deux pour Johan), seuls survivants des sept frères avec les deux ecclésiastiques, Peyroton, curé de Cauna, et Bertrand, abbé de Saint-Loubouer, protonotaire apostolique et titulaire de deux canonicats dans le Milanais dont la déroute de la Bicoque et l’abandon de Milan face aux Impériaux et au Pape provoquèrent la perte. Ce fut aussi le début de la prédominance de l’artillerie lourde et des armes à feux sur les champs de bataille qui prépara la fin de ces dynasties chevalières.
Les événements purement français des guerres de religion, de la Fronde et de la Révolution apporteront encore leur lot de disparitions brutales dans ce qu’il est convenu d’appeler les Temps modernes. Du premier mariage du baron Etienne avec sa cousine Eléonore, héritière de la maison de Poyloault, le fils aîné Jacques de Cauna, baron de Poyloault, mourut de son vivant, suivi de très par son fils Claude, cavier de Thétieu, laissant ainsi la place à la sœur cadette, Françoise, qui transmit l’héritage de la branche aînée par mariage à son très proche cousin François de Caupenne (avec dispense postérieure du Pape pour une tardive régularisation de ce mariage « arrangé » de tout jeunes enfants). Par leur fille Marguerite de Caupenne, les biens de la branche aînée passèrent dans les maisons de Monluc, de Lauzières marquis de Thémines, et de Lévis, duc de Ventadour, pour aboutir à la fameuse duchesse de Ventadour, gouvernante des enfants de France que Louis XV appelait « Maman ». Après un second mariage d’intérêts et sans postérité d’Etienne avec une autre parente proche, Françoise de Lur d’Uza, veuve de Caupenne, une troisième noce avec Jeanne d’Abzac de La Douze vint complique considérablement la succession avec la naissance de quatre filles dont deux (l’aînée et la dernière) furent mises au couvent et une troisième mariée rapidement, pour favoriser l’union avantageuse de la cadette dans la maison d’Andoins, premiers barons de Béarn, qui aboutit à la naissance de la comtesse de Guiche, la célèbre Corisande, égérie d’Henri IV, que sa propre mère, la comtesse d’Andoins, Marguerite de Cauna, avait été tenu sur les fonts baptismaux, faisant pour Madame Claude de France, fille du Roi retenue à Paris.
L’alliance de la branche aînée avec le fils du célèbre capitaine catholique Monluc fut cause de grandes destructions dans les biens de la maison de Cauna, Caupenne et Poyloault. Ainsi, lors de la contre-offensive de Montgomery contre Terride en Chalosse, on peut suivre à la trace les exactions sanglantes et pillages de ses troupes et de ses lieutenants Montamat, Paulin, d’Estoupignan, Bougues, dans les fiefs familiaux de Montaut, Nerbis, Mugron, Magescq, Cauna et Lagastet où les églises sont pillées et brûlées. En Béarn, les branches cadettes d’Abère et de Nargassie voient leurs biens spoliés sur ordre de la terrible reine Jeanne. Johanot de Cauna, enseigne de Gohas, périt la siège au siège de Navarrenx où dans le camp adverse des Réformés, son proche cousin Bertrand de Gabaston de Bassillon, gouverneur de la ville quoique catholique, a été assassiné en pleine rue par les sbires de Montgomery sous prétexte d’intelligence avec l’ennemi. Corisande, toujours catholique, reste alors le seul rempart familial permettant l’obtention par sa royale faveur de lettres de grâce ou de rémission aux membres de la famille, veuves des combattants, ruinées par les guerres.
Lorsque Henry de Cauna, filleul d’Henry IV, seigneur d’Abère, Aurice, Escoubès, Horgues et Espoey, époux de Françoise de Caupenne d’Amou, vend son dernier bien en 1607, avant de mourir sans postérité, les seuls porteurs du nom encore possessionnés sont les descendants de Jean de Cauna, seigneur de Camiade, porteurs des mêmes prénoms lignagers de Jean pour les aînés et héritiers et d’Arnaud pour les cadets, subsistent tant bien que mal sur leurs terres qu’ils travaillent, activité non dérogeante, dans les campagnes environnant la ville de Tartas qui est devenue un fiel calviniste. Ils n’ont apparemment plus de rapports avec leurs parents héritiers des branches aînées et cadettes aux noms prestigieux de Lévis-Ventadour, Thémines-Lauzières, La Guiche de Saint-Géran, Montaut-Bénac-Navailles, Gramont, Lauzun, Gontaut-Biron... et autres vivant dans l’intimité royale et des Grands à la Cour et ne s’intéressant plus que très rarement à leurs biens de cette campagne chalossaise perdue. Suzanne de Lauzières-Thémines-Monluc, marquise de Thémines – petite-fille du maréchal Pons qui avait arrêté avec ses deux fils dans l’appartement de la Reine-mère le père du Grand Condé, premier Prince du sang – dame de Cauna Mauco, Toulouzettte, Miremont, Caupenne, Lahosse, Poyloault, Lahontant, Magescq, Gourbera, Poy-sur-Acqs, Téthieu, Buglose et autres terres, fait exception lorsqu’elle s’avise de fonder dans ce dernier bien par un acte de donation du 26 octobre 1629 la fameuse chapelle des miracles et le pèlerinage de Buglose sur vingt journaux de terre à la seule réserve de ne pas y mettre de marques de propriété seigneuriale autres que les siennes, ses armes, de chaque côté de Notre-Dame, et de dire les messes accoutumées pour elle, ses parents et son défunt mari, ainsi qu’une grande messe haute tous les sept janvier « à perpétuité pour les âmes des défuncts Seigneurs et Dames des maisons de Caupenne, maison de Poyloault et maison de Cauna » en présence de tous les prêtres et autorités ecclésiastiques, avec la veille un libera des trépassés auquel seront appelés tous les bayles, officiers, domestiques ou fermiers de la dite dame. Et tous les dix avril « semblable service pour les âmes des défuncts seigneurs et dames des maisons de Monluc, maison de Montsallier et maison de Thémines ». Promesses éternelles dont aucune ne subsiste aujourd’hui face à l’emprise de Saint-Vincent de Paul et de ses promoteurs Lazaristes devenus acquéreurs et nouveaux seigneurs des biens de la dite demoiselle le 30 juin 1715 à la dispersion des immenses domaines des Ventadour.
Marie de La Guiche de Saint-Géran (fille du maréchal qui arrêta le duc de Vendôme), après Suzanne de Thémines-Monluc et avant son fils Louis-Charles de Ventadour, beau-père de la fameuse duchesse, est l’une des dernières, à la fin du XVIIème siècle, à rendre hommage pour le château de Cauna et autres biens abandonnés par les héritiers du sang depuis Marguerite de Monluc, abbesse de Prouillan, fille aînée du maréchal auteur des Commentaires, la dernière à y résider entre 1563 et 1567, sa nièce Marguerite vivant retirée à Magescq en 1577, où elle entretenait une garnison contre les huguenots voisins.
Derniers feux de la mémoire disparue
La Fronde achèvera la ruine du château, occupé par le célèbre capitaine bohémien Balthazar de Gacheo pour les Princes, l’une de ses trois places fortes avec les villes murées, comme Cauna, de Tartas et Saint-Justin, à l’occasion d’un siège de trois jours en 1653 au cours duquel le canon, traîné par des bœufs depuis Dax, détruit la plupart des bâtiments et des ouvertures à l’exception du monumental donjon féodal qui sera rasé du tiers ensuite en représailles. Livré à l’incendie et au pillage après la fuite de la garnison irlandaise, le château dévasté et dont les titres ont disparu, est vendu et tombe en des mains étrangères. Le capitaine Darricau, lieutenant de Balthazar, s’est aussi attaqué au château de Poyaler délaissé par ses propriétaires, les Montaut-Bénac, et Balthazar en personne à la salle de Thétieu dont Claude de Cauna, fils de Jacques, mort jeune, est le seigneur cavier, dernier du nom, et qui est pillée et brûlée avec tous ses titres.
Un dernier épisode dramatique intervient sous la Terreur avec l’incarcération sur dénonciation au Comité de surveillance de Tartas du « cy-devant seigneur de Ladevie », le « citoyen Jean Cauna », alors âgé de 67 ans, qui fut accusé « bien loin d’avoir donné des preuves de son amour pour la Révolution, d’avoir au contraire tenu des propos contre elle puisque l’ancienne municipalité l’ayant regardé comme suspect l’avait fait désarmé [sic] comme tel ». Sur quoi, on saisit ses armes [c’est l’image du gentilhomme campagnard travaillant sa terre l’épée au côté], on posa les scellés sur ses papiers [autrement dit, on lui confisqua ses titres pour mieux le voler par la suite] et on le transféra « à Mont-de-Marsan pour être déposé dans la maison destinée à recevoir les aristocrates ». En espérant probablement qu’il y laisserait la vie. Il ne fut élargi, avec son ami et parent Jean-Baptiste Larreyre, autre député du Tiers, qu’après un mois et douze jours de réclusion, paraissant « avoir expié suffisamment la mauvaise humeur qu’ils avaient témoigné contre la Révolution » et « leurs propos inciviques ». On perdait la tête pour moins que cela en ces temps-là. Mais les Terroristes craignaient manifestement leur influence sur les masses rurales qu’ils représentaient. La tradition dit que le seigneur de Ladevie, du Hillon, de La Douze et autresterres et bsi nobles en Meilhan, s’était fait livrer un repas festif bien arrosé et qu’à son issue, il se soulagea avec son ami Dupuyau de Bouneau (parent des Pic de Blays de La Mirandole) sur le bonnet phrygien du sans-culotte de service au pied de la tour en l’interpellant en gascon comme on peut l’imaginer. « Emu par ce geste patriotique, le gardien sans-culotte alla plaider sa cause au tribunal révolutionnaire ». Bien loin des manières de cour sophistiquées, nous rejoignons là ce « haut du peuple » qu’évoquait Pierre de Vaissière dans ses « Gentilshommes campagnards de l’ancienne France ».
Les persécutions ne s’arrêtèrent toutefois pas là puisque quelques mois plus tard on imagina de taxer les « ex-reclus » « pour l’édification du Temple à l’Etre Suprême » au même titre que les «ex-nobles, les riches, les aristocrates, les fanatiques, les égoïstes, les indifférents en la Révolution et les intriguants [sic] ». Cochant la plupart des cases, il fut l’un des plus lourdement taxés de la ville avec les Chambre d’Urgons, Chauton, Vidart-Soys, Darribehaude, Fargues… Alors que quelques année plus tôt, il procédait par retrait lignager noble à la récupération de plusieurs biens familiaux, il dut, pour conserver quelques biens dont le plus précieux, la vie, vendre son moulin noble de Ladevie et oublier titre et particule, prudence toute terrienne dont témoigne son acte de décès en 1802. Ses successeurs, tous meuniers propriétaires vivant sur leurs biens, se signalèrent surtout par leurs démêlés avec leurs voisins nouveaux-venus jusqu’à ce que l’un d’entre eux – assez riche pour être le premier possesseur d’une voiture à Tartas et envoyer sa fille étudier dans un couvent espagnol – revienne s’installer dans la maison noble du moulin, après avoir annoncé à la cantonade à la surprise générale en patois (gascon) qu’il reviendrait occuper les lieux et qu’il donnait pour cela « ajournement à huit jours » aux occupants (il devait en avoir racheté ou retrouvé les titres). D’où le nom actuel d’« Aux Oeyt Jorns » (tel qu’il figure textuellement dans le Coutumier de Saint-Sever) donné à la maison. Un autre, moins fortuné mais tout aussi tenace, fit apposer à l’orée du siècle dernier, en 1914, un écu gravé au nom de Cauna sur la porte de la petite maison neuve du très ancien domaine avec parc de Caouna dans la paroisse disparue de Saint-Genès.
On ne peut manquer d’évoquer pour boucler la boucle, à côté de ceux qui sont morts pour la France dans la première guerre mondiale ou ont survécu à l’hécatombe (comme le très discret grand-oncle Pierre, mitrailleur puis instructeur de tirailleurs sénégalais, Croix de Guerre, Médaille militaire), le très populaire abbé Joseph Bordes (puis chanoine), petit-fils de Jeanne de Cauna de Ladevie, fondateur des Jeunesses Agricoles Chrétiennes, héros de Douaumont en 1916, deux fois blessé, Croix de Guerre, Médaille Militaire et Légion d’Honneur, puis résistant de la première heure à la barbarie nazie, arrêté par la Gestapo, déporté à Buchenwald et fusillé dans la forêt de Gaggenau en 1944, dont la figure n’est pas sans rappeler celle de son illustre aïeul, l’évêque de Dax Jean de Cauna, chevalier croisé mort en Palestine aux côtés de Richard-Coeur-de-Lion.
La suite est entre les mains d’Esteban, Noémie, Morgan, Gabriel, Rose et Arnaud de Cauna, dix-septième du nom, et leur postérité à venir.
(1) Jacques de Cauna, L’aïeule landaise de l’Europe, Pierre Benoit, Kœnigsmark et Anne de Cauna, Bulletin du Centre Généalogique des Landes, n° 103-104, 3e et 4e trim. 2012, p. 1352-1363.
(2) Extrait de la jaquette de présentation de l’ouvrage de Jacques de Cauna, Cadets de Gascogne. La Maison de Marsan de Cauna, Pau, Ed. Princi Negue, 200-2004, 4 vol.
(3) Voir Jacques de Cauna, L’Ensenhamen ou Code du parfait chevalier du troubadour gascon Arnaut-Guilhem de Marsan, avec Gérard Gouiran (transcription du texte), Pau, Editions Pyrémonde, 2007, 106 p.