Paris 1896, théâtre de la Renaissance. Une femme, Marguerite Gauthier est allongée sur un canapé, agonisante avec une gestuelle grandiloquente : c’est Sarah Bernhardt (Sandrine Kiberlain) interprétant sans retenue la mort de l’héroïne de la pièce de théâtre de Alexandre Dumas fils (1824/1895), La Dame aux camélias (1852). C’est un de ces drames fétiches qu’elle interprètera tout au long de sa carrière (plus de 120 pièces de 1862 à 1922 !). L’homme penché au-dessus d’elle, serrant la malheureuse dans ses bras, est Armand Duval, l’amoureux éconduit puis retrouvé joué par le grand acteur Lucien Guitry (Laurent Lafitte). Un tonnerre d’applaudissements éclate au baisser de rideau.
Paris 1915. Dans son bel appartement richement décoré que toute une ménagerie exotique occupe (Lynx, boa constrictor, perroquet, etc.), Sarah Bernhardt alitée décide froidement de se faire amputer la jambe droite au-dessus du genou. Son entourage, Maurice son fils (Grégoire Leprince-Ringet), son médecin et ancien amant Samuel Pozzi (Sebastien Pouderoux), son amie intime Louise Abbéma (Amira Casar), et d’autres visiteurs tentent de la dissuader, en vain, de cet acte. Elle souffre trop depuis trop longtemps. Volubile, elle se dit prête à la « la boucherie ».
Née à Paris en 1844, après une enfance difficile, sa mère Judith-Julie Hard (1821/1876) une « demi-mondaine » à la vie frivole et dissolue s’est séparée très tôt de sa fille. Celle-ci a peu connu son père Édouard Vieil (1919/1857) bel homme, grand séducteur, séparé rapidement de sa mère. Grâce au Duc de Morny (1862/1943), un amant de sa mère, elle entre en 1859, à l’âge de 15 ans, au Conservatoire d’art dramatique de Paris.
Après de grands succès théâtraux, elle triomphe en 1872, dans le rôle de la Reine dans Ruy Blas (création en 1838) de Victor Hugo (1802/1885) qui la surnomme « la voix d’or ». Dans les années qui suivent les surnoms élogieux se multiplient : « La Divine », « L’Impératrice du théâtre », etc. Dès lors les succès s’enchainent avec des tournées mondiales sur les cinq continents : Angleterre, Danemark, Russie, États Unis, Australie, Amérique latine, etc. Elle devient une star internationale, adulée, connue du monde entier.
La vie de Sarah Bernhardt est un tourbillon permanent, portée par son exaltation, ou outre son métier de comédienne, elle peint et sculpte avec la complicité de son amie proche Louise Abbéma. Elle est, suivant le mot de Jean Cocteau un « monstre sacré ». La tragédienne fait en dehors des planches un théâtre de sa vie …
Guillaume Niclous (58 ans), à la fois réalisateur, scénariste et romancier nous propose avec son 17ème long métrage Sarah Bernhardt, La Divine, une approche astucieuse de la grande tragédienne, star extravagante, absolue, à cheval sur le XIXème siècle finissant, encore insouciant, et le terrible XXème siècle. En d’autres termes, de la naissance du cinéma (1895 : Auguste et Louis Lumière) à la fin du cinéma muet (1930).
En effet, Guillaume Nicloux et sa coscénariste Nathalie Leuthreau ont bâti le film autour de deux évènements importants de la longue vie tumultueuse de Sarah Bernhardt (1844/1923) : le Jubilé de décembre 1896 dans l’appartement de la comédienne, et l’amputation de sa jambe en 1915 durant la première année de la Première Guerre Mondiale (1914/1918). Ainsi, dans le récit filmique, les séquences passent l’une à l’autre, sans continuités chronologiques, avec quelques brefs inserts : scènes de quelques films muets (au jeu théâtral !), des caméos documentaires de la Divine dans sa gloire.
Guillaume Nicloux à l’intérieur de ce biopic non chronologique, fragmenté, ajoute un insert montrant Sarah Bernhardt dans son intimité, filmé par Sacha Guitry (1885/1957), fils de Lucien Guitry (!) dans le cadre de son premier documentaire : Ceux de chez nous (1915), témoignage révérant sur des artiste célèbres de cette époque : Edgar Degas (1834/1917), Anatole France (1844/1924), Octave Mirbeau (1848/1917), Claude Monet (1840/1926) Auguste Renoir (1841/1919), Edmond Rostand (1868/1918), etc.
Ce court métrage nous plonge dans le milieu artiste que fréquentait la tragédienne sans sortir de son appartement. Ils venaient à elle : les écrivains Marcel Proust (1870/1922), Émile Zola (1840/1902) et même Sigmund Freud (1856/1939) « père » de la psychanalyse ; les musiciens Reynaldo Hahn (1874/1947), Maurice Ravel (1875/1937), Claude Debussy (1862/1918), etc. La Belle Époque (1890/1914) avec tous les bouleversements économiques, sociologiques, culturels, battait son plein : Paris capitale, « La Ville Lumière », phare culturel du monde. Sarah Bernhardt avec sa bisexualité, ses rôles de travesti (Hamlet de Shakespeare, l’Aiglon d’Edmond Rostand, etc.), sa vêture (abandon du corset), sa défense du Capitaine Dreyfus (1859/1935), sa lutte contre la peine de mort, s’inscrivait dans la modernité d’alors, le monde nouveau en devenir.
Nathalie Leuthreau déclare à propos du scénario : « Sarah Bernhardt, la Divine, n’est donc pas un biopic mais un portrait inspiré de la vie de Sarah Bernhardt ? Une Sarah croquée d’un geste libre, à son image, assumant le mensonge dans sa plus belle sincérité ». Un critique célèbre de l’époque remarquait à propos de la tragédienne : « Tout ce qui sort de sa bouche est faux ; sinon, tout est parfait ». La mise en scène de ce film est toute contenue dans ces remarques : le mentir vrai ! Les décors somptueux et le jeu survolté de Sandrine Kiberlain habitée par son rôle écrasant mais qu’elle a tant désiré, attendu, durant … cinq ans ! Dans sa bouche le mot célèbre de Sarah Bernhardt lorsque qu’elle allait entrer en scène : « Laisse-moi, il faut que je me quitte » pourrait être son sésame.
Ne boudons pas notre plaisir devant cette réalisation qui honore le cinéma français par son intelligence multidirectionnelle (scénario, réalisation, décors, photographie, casting, etc.). En cette fin d’année 2024 le cinéma français cumule la richesse de ses propositions ainsi que leurs diversités. Les spectateurs ne s’y sont pas trompés !