Qui se souvient aujourd’hui de Salvat Etchart, lauréat (controversé) du Prix Renaudot en 1967 pour son roman Le monde tel qu’il est ?
Il figure bien dans quelques dictionnaires, imprimés ou numériques sous une firme lapidaire et souvent erronée : « Salvat Etchart, né le 18 février 1924 à Bordeaux [faux] et mort le 23 octobre 1985 à Bordeaux [faux], est un écrivain français, lauréat du Prix Renaudot en 1967 ». Deux thèses de doctorat en Littérature et civilisation françaises lui ont été consacrées dans des universités françaises : celle de Cyril Mockweyne Salvat Etchart et la réalité martiniquaise à l’université de Lille en 1986 et celle de Luce Mondor, Salvat Etchart, un passant considérable, à l’université de Paris 3 en 1998, publiée par L'Harmattan en 2001. Mais c’est à peu près tout, et ce qui reste finalement, ce sont ses six principaux romans aux titre évocateurs d’un étonnant parcours qui se dévoile au fil de pages. A condition naturellement que l’on veuille bien prendre la peine des les lire…
Enfant d’un couple de pauvres paysans basques exilés à Pessac qui ne put jamais réaliser son rêve de posséder une ferme, il oppose à une destinée toute tracée le parcours d'un écrivain au style flamboyant sur un fond d’élans de révolte et de liberté, pas toujours facile à suivre, et qui est d’abord celui d’un homme en quête d'une identité perdue qu’il croit pouvoir retrouver dans l’espace : parti d’un rejet de la société occidentale et de ses parapets, il tente de s’identifier à la culture antillaise, finalement sans succès après l’éblouissement originel de ce nouveau monde, avant de refluer vers un moi fragmenté et problématique miné par la maladie. Parallèlement à l'axe biographique, l’écriture s'effrite à mesure que le moi physique et mental de l'écrivain se défait.
C’est son grand ami – le seul sans doute – Serge Rezvani, qu’il n’avait d’ailleurs jamais rencontré, qui a les plus beaux mots pour évoquer le rejet du petit monde littéraire parisien, l’abandon auquel il se sentait condamné, son enfermement progressif dans la solitude dont il faisait son rempart face aux déceptions du monde, au point de demander à son éditeur de ne donner aucun renseignement biographique ni photo de lui en quatrième de couverture comme cela se fait habituellement. Et de ne même pas daigner venir recevoir son prix à Paris tout en refusant d’accueillir photographes, critiques et cinéastes en Martinique. De leurs échanges épistolaires Rezvani retient qu’ils échangeaient « des mots lancés à travers l’espace… chacun de sa planète originelle… comme l’irréfutable présence de l’ami égaré au fond du monde […], à celui au loin, à cette intelligence idéale, cette sensibilité... ».
Après l’éblouissement de la découverte à 31 ans de la splendeur antillaise et de la vie coloniale sur l’habitation Maison Rouge à Sainte-Anne, à l’extrême sud de la Martinique, violemment rejeté par la société béké qu’il critique, désabusé par la trahison de ses frères du monde noir antillais en proie à l’adoption des travers métropolitains, il quitte l’île en 1970 pour disparaître intégralement dans les glaces du fin fond du Québec où il enseigne la littérature française dans l’obscur village de Granada avant de se tirer une balle dans le cœur 15 ans plus tard à 61 ans.
La spirale infernale de ce qu’il appelle son « délire naturel à l’eau de source » se mesure au fil des titres qui se succèdent autour du Monde tel qu’il est (1967) : Une bonne à six (1962), Les nègres servent d’exemple (1964, source de ses ennuis avec la société blanche de l’île qui l’emploie), L’homme empêché (1977), L’Amour d’un fou (1984), Le Temps de autres (1987, posthume, dont le dernier chapitre Est-il trop tard pour le suicide ? ne fut jamais écrit) : « Mais comment font-ils les autres pour avoir de la révélation ? De la sagesse ? Des convictions ? De l'espoir ?… Pour comprendre ?… Pour trouver un sens ?… Pour répondre ?… Pour dire : qu'est ce que l'homme ? Et être fier de la réponse, qu'avec une suffisance mensongère, ils profèrent […]
Je ne sais par quelle malchance, ou par quel trait de caractère, ce qui me reste étranger, inconnu c’est le côté confortable, et surtout si absolument innocent, de la majorité... Pas de culpabilité pour ce plus grand nombre… qui vire en vingt-quatre heures d’ici à là… pour cette multitude d’hommes… Et comme je suis compliqué, et comme ils sont simples !... D’un ton désarmant : « On obéissait, ils avaient des ordres ! » […]
Les marchands ont saisi tous les Temples et la pensée se réfugie dans les mansardes dans les caves et dans les bistrots [… ]
Ah ! Peut être qu'on en sortira jamais ! Qu'on restera ad vitam æternam des lèches-culs… »
Il étonne, il dérange… Raoul Bernabé, dans l’organe du parti communiste de la Martinique, dit de lui : « La leçon, venant d’un métropolitain cultivé et passionnément démocrate, valait la peine d’être donnée »
Et pour finir, l’insolence suprême, l’ultime et superbe pied-de-nez tel que le rapporte Jules Roy dans, l’un des rares à l’évoquer, dans Les Années cavalières :
« Salvat Etchart s’est suicidé il y a trois semaines dans un village du nord du Canada. Il avait eu le prix Renaudot en 1967, n’avait rien fait pour retenir sa notoriété et continuait d’écrire des livres difficiles dont on ne parlait pas. Pas de critiques, pas de Pivot, plus d’éditeurs, des petits. Pas un article sur son dernier livre. Il écrit à son correspondant chez l’éditeur, et se suicide. Je ne connaissais même pas son nom je n’ai pas lu un seul ouvrage de lui… »
De ce déconcertant naufrage, ceux qui l’aiment ne voudront retenir que quelques images fortes :
« Il est adolescent sur une plage de Biarritz, et en lui cet adolescent refuse de mourir… » ;
Puis de son arrivée à la Martinique : « Ah ! Les plages d’ici ! Du désert, du christophe colomb, du magellan, du premier pas, du vendredi, du robinson, du tout ce qu’on voudra sauf ce qu’on connaît en Europe. Avec un bateau on doit pouvoir jouer aux grandes émotions avec beaucoup de facilité... », de ses premiers romans : « Ah ! aussi ! Ils croyaient que j’étais un nègre ! »
Et pour clore la boucle, son histoire rêvée de la fondation du bourg de Schoelcher par son premier habitant légendaire sur un site indien : « C’est à partir de ce M. Lebasque qu’on a baptisé l’endroit Case-Navire, parce qu’une goélette ou une flûte s’étaient échouées là… et que le nègre, esclave ou pas, avec les débris de l’épave s’était construit une baraque […] – c’était peut-être un mulâtre, fils d’un Basque... »