L’image ne s’efface pas… toujours elle revient : celle de l’ombre du cyprès. Elle est plus grande que lui. Elle le suit. Elle se découpe et s’allonge… elle est vivante !
Mais d’où vient-elle cette image qui hante mon esprit ? D’une revue, d’une image d’un cimetière bien entretenu, d’un tableau de Van Gogh, de cette Provence qui veut me parler de Giono ou d’un poème de Louis Ducla lorsque, côte à côte, nous marchions vers Balansun à la rencontre de l’église habillée de lierre de Francis Jammes ? Je ne le saurais sans doute jamais et je préfère rester sur cette impression de flou, d’incertain, de rêves et de réalité…
Mais l’ombre est là. Elle joue, elle se balance, elle cherche d’autres ombres… peut-être sur l’arbre généalogique qui pour chacun d’entre nous, porte en lui, dans la diversité les transmissions et ses transformations.
Et voilà qu’une autre ombre arrive, plus lointaine, à peine perceptible : elle est enfermée dans le Couvent Saint-Gildard de Nevers qui abrite le corps de Bernadette Soubirous.
Au bout de la place, au cœur de la ville, deux rues, comme des cailloux blancs, vous indiquent le chemin… Rue de Lourdes et rue Saint-Gildard… On approche. On y est. C’était, nous dit la Mère Supérieure du Couvent, il y a bien longtemps, au VIIIème siècle, un prêtre du nom de Gildard, possédait sur la colline de la ville un vaste terrain. Il en fit donc à la congrégation des sœurs de la Charité qui firent construire le Couvent… En remerciement tout à fait naturel, elles donnèrent au Couvent le nom de Gildard, d’autant plus facilement qu’il fut canonisé.
La ville de Nevers « appuya » ce signe de reconnaissance en baptisant la rue proche du Couvent : Rue Saint-Gildard (Photo)
A l’ombre du cyprès s’ajoute celle d’un Saint, d’ancêtres… qui véhicule en plus la silhouette de Bernadette Soubirous née en 1844 à Bartrès aux portes de Lourdes… ville dont les eaux tumultueuses se jettent dans le Gave de Pau qui, à son tour, viennent rejoindre celles toutes proches de l’Adour…
L’Adour dont les ombres néfastes du détournement, de Vieux-Boucau à Bayonne, hantent encore nos mémoires… Devant la maison, assis sur la chaise blanche de ma mère, qui n’a pas bougé depuis son décès, je regarde défiler les ombres d’aujourd’hui, plus facile à discerner. Les ombres « parlantes » … pendant que le vent de l’océan nous demande d’oublier et le bruit de ses vagues, de penser que la civilisation des jeux ne laisse pas de place à la nostalgie, à la rêverie.
Il pleut parfois sur les arbousiers et les pins se penchent pour écouter l’histoire des bergers qui, sur leurs échasses, venaient s’agenouiller à leurs pieds pour se reposer… Cela ressemble à une supplique de paysans pour que la paix vienne, au bout de tant d’efforts, protéger leur pauvreté…
Sur la chaise blanche lorsque le soir tombe, les ombres apparaissent plus grandes, plus longues, plus vivantes… Toute la différence est là, avec la modernité qui s’impose pour effacer les traces trop anciennes. Mais nous qui sommes-nous au soir du déclin, au moment de l’inventaire. A cet instant où la fatigue donne aux souvenirs des contours argentés comme pour atténuer la misère. C’est un signe : nous vivons là, toujours, à l’ombre des absents… Cette vie qui se superpose, se dissimule, s’enchevêtre, nous fournit des illusions. Comme si l’homme revendiquait l’ombre ! Nous sommes un peu des autres, nous sommes un legs, un peu de patrimoine.
Sans contour, sans frontière, sans projet précis, nous naviguons jour après jour, comme sur les chemins de la transhumance les brebis qui cherchent regroupées mais inquiètes, l’élément utile à leur survie… et l’abri qui les protégera. Le béret, la canne, le tablier, la veste de laine… le râteau, la pelle, abandonnés dans le jardin près du pin et de l’arbousier, ou le fer à repasser laissé là, en attente, au bord de la cheminée où brûlaient quelques restes de bûches… sont autant d’ombres qui dansent encore devant nos yeux fatigués : la main ridée qui tremble, le regard en coin, les mots d’accueil ou de colère, les cheveux en broussaille et les joues rouges… sont autant d’ombres qui glissent entre les lames du temps. Par morceaux, par séances, par éclairs… Ce sont des ombres qui portent des sons, des goûts, des odeurs… celles qui nous manquent subitement, celles qui nous gênent, celles que l’on ne sait plus très bien identifier, celles que l’on aime ou que l’on tente de pardonner… L’enfant emporté dans un accident à 22 ans dont les étoiles reflètent dans le ciel l’éclat du pare-chocs brisé ou, dans un autre domaine, la petite croix au fond du jardin du fidèle chien « Colley » ami des soirées de solitude ou des parties de chasse… sont autant d’ombres indélébiles, vécues ou subies, que le temps ne peut que froisser mais jamais totalement effacer…
Le brouillard de la vie, froid et gris, accompagne toujours le soleil qui projette les ombres des absents. Ce sont elles qui nous guident vers d’autres sentiments, qui nous invitent en cachette à laisser couler nos larmes et souvent nos inutiles regrets…
Assis sur la petite chaise blanche je reste pensif. Ni le vent emplit de gouttes, ni les vagues de l’océan, ni la forêt, ni le soleil qui éblouit… ne peuvent m’empêcher de voir danser des images fantômes au-delà des « paravents », des humeurs, des rires et des colères… ni de ressentir les émotions si belles et passionnantes qui ont jalonné d’innombrables moments d’Amour… Ici et maintenant, nous vivons toujours à l’ombre des absents…