A l’heure où L’Office public de langue occitane, créé il y a deux ans à Toulouse (sans doute sur le modèle de L’Office public de la langue basque, bien antérieur), ouvre une antenne à Bordeaux en fonction du principe que la langue régionale se pratique davantage quand il y a une volonté politique, comme dans notre département basco-béarnais (on regrettera à ce propos qu’il n’y soit jamais question du gascon/béarnais, contrairement au respect des Basques pour leurs dialectes, tel le souletin), l’Escòla Gaston Febus se demande si « Montesquieu parlait le français avec un accent gascon » ?
Créée en 1896 dans l'esprit du Félibrige afin de faire connaître la culture gasconne et promouvoir sa littérature, l’Escòla remarque en effet que « pour les élèves du secondaire, Montesquieu est un penseur politique majeur de la France du XVIIIe siècle. Il écrit en français, il parle français. Or toute sa vie se passe près de Bordeaux. On sait qu’il parle le gascon avec son entourage. Alors, parle-t-il (et écrit-il) le français avec un accent gascon ? Qu’en disait son ami, Monsieur de Mirabeau » ? Et de préciser avec une malice toute gasconne : « Tout lien avec l’actualité récente n’est bien sûr que pure coïncidence » !
Pour ma part, en tant que viticulteur « voisin » relativement proche de ses vignes, je me reporte volontiers à cet écrit (1755) du baron de La Brède et de Montesquieu à son ami Ottaviano di Guasco, un jeune clerc qui se mêla souvent de littérature et de diplomatie : « L’air, les raisins, les vins des bords de la Garonne et l’humeur des Gascons sont d’excellents antidotes à la mélancolie »… Quelques années plus tôt, n’annonçait-il pas dans une lettre à une connaissance parisienne : « Je crois que mon vieux château et mon cuvier me rappellent bientôt dans ma province; car, depuis la paix, mon vin fait encore plus de fortune en Angleterre, qu’en a fait mon livre ». Alliant la renommée de ses écrits à la diffusion de ses vins, Montesquieu avait contribué pour une large part au développement du vignoble de Bordeaux. Sa personnalité, toute en nuances et en diversité, si complexe et si attachante, tient peut-être à sa nature gasconne proche du terroir ancestral, à la fois matérialiste et spirituelle, et comme soumise aux influences changeantes de l’océan.
Mais la langue gasconne, me demanderez-vous, en usait-il, et à quel propos ?
Je laisse l’Escòla Gaston Febus répondre à cette question. Sa biographie nous donne facilement la réponse. Mis en nourrice dans le moulin du bourg de La Brède, le petit Louis apprit le gascon. Toute son enfance et toute sa vie, il conversait avec ses compagnons dans la langue régionale, en particulier avec Jean Demarennes, son frère de lait, qui deviendra berger de la Lande. Et toute sa vie, il négociera ses baux et discutera avec les paysans en gascon. Malgré ses différentes charges et ses travaux, l’auteur de « L’esprit des lois » gardera un lien fort avec la campagne.
Certes, Montesquieu écrivait en français : comme aujourd’hui l’anglais est la langue internationale, le français était alors la langue de communication au-delà de sa région. Alors, bien sûr, Montesquieu écrivait en français.
On peut toutefois relever l’esprit « trufandèr » de l’écrivain gascon dans certaines de ses phrases comme : « Les hommes, fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens ». Ou encore cette désinvolture apparente face à des difficultés comme lorsqu’il deviendra aveugle vers la fin de sa vie : « C’est une chose extraordinaire que toute la philosophie consiste dans ces trois mots « je m’en f… »
En fait, l’empreinte de la langue d’òc est encore plus perceptible par l’utilisation de gasconismes que l’on peut relever çà et là. Par exemple, dans les « Lettres persanes », Montesquieu utilise le mot essayer à la place de « utiliser », « user de » (lettre XI) : « Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne ». Le philosophe écrit encore : « Il y a deux sortes de péchés ; de mortels [au lieu de « des mortels »], qui excluent absolument du paradis ; et de véniels [au lieu de « des véniels »], qui offensent Dieu à la vérité ». (…) « Mais il n’y a guère personne qui ne le veuille gagner à meilleur marché qu’il est possible » [au lieu de « au meilleur marché possible »] (…) « Il n’est rien de si plénier » [au lieu de si facile]. Le Littré de 1880 rappelle d’ailleurs que « plénier » est un gasconisme venant de planey en gascon, qui signifie « sans inégalité, uni » (du latin « planus »).
Des gasconismes flagrants, et surtout prêtant à confusion en français, échappent de la main du maître. Ce sont les doubles négations : « César avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut » [au lieu de sans aucun défaut]. D’ailleurs Voltaire parlait des saillies gasconnes de Montesquieu.
Et l’accent, cher Montesquieu ? L’accent gascon est un de ceux qui se reconnaissent le plus aisément et se perdent le plus difficilement, affirmait-on au siècle des Lumières. Le maître a l’accent chantant, ses biographes sont clairs : « Homme d’affaires, attentif à l’art de ses vignerons, proche des paysans, conversant en gascon dont il avait conservé le fort accent, toute sa vie Montesquieu restera attaché à sa campagne ». Ayant du mal à prononcer le son « e », toute sa vie notre penseur se présentera comme « Montesquiou » et non Montesquieu. De même, il prononcera et écrira « Bourdeaux » et non Bordeaux. Quant au “n” de Monsieur, les Méridionaux le prononçaient rarement, préférant dire “Mocieu”.
Quant à son ami le marquis de Mirabeau, il racontait : « Je disputai même Montesquieu et un jour que nous criions en vrais méridionaux, il me dit avec son accent gascon : Qué dé génie dans cette tèté-là… et quel dommagé qu’on ne puissé tirer qué dé la fougué. Telle était sa prononciation ». Et dit d’Argenson, il trouve en quelque façon au-dessous de lui de s’en corriger. (extrait de Histoire de Montesquieu, p.17)
Avec ces quelques exemples, on voit que Montesquieu n’écrivait ni ne parlait un pur français d’Île de France. Cela n’a pas nui, semble-t-il, à sa notoriété. Et peut-être pourrait-on retenir avec humour ce bel échange rapporté dans le Dictionnaire de la conversation et de la lecture :
« – Voilà deux hommes qui ont bien de l’esprit.
–Cadédis, vous en étonnez-vous ? L’un est de Gascogne, et l’autre mérite d’en être ».
Par ailleurs, pour tous les amateurs de gascon, signalons la tenue du colloque « Gascogne singulière et plurielle » le 17 novembre de 14h à 18h sous la Halle de Garlin (entre Pau et Aire-sur-l'Adour) : il y sera question de l'Aquitaine à travers 2.000 ans d'histoire et de la vie de François Ducos de Lartigue, jeune poète gascon né à Condom en 1893, mort au front le 12 octobre 1914 à Oulches en Picardie.