Le 18 novembre 1922, s’éteignait dans son petit appartement meublé au 44, rue de l’Amiral-Hamelin à Paris XVIème, Marcel Proust : il avait 51 ans. Dans sa chambre mortuaire, gardée par Céleste Albaret, sa gouvernante, les premiers visiteurs arrivent pour lui rendre un dernier hommage : le peintre Paul Helleu (1859/1927) qui exécute deux portraits du mort à la pointe sèche, le peintre André Dunoyer de Segonzac (1884/1974) et le photographe américain Man Ray (1890/1976). Il s’agissait de capter une dernière fois, sur son lit de mort, l’énigmatique écrivain à la fois connu et méconnu. D’autres illustres visiteurs se presseront (Reynaldo Hahn, Léon Daudet, Jean Cocteau, Paul Morand, etc.), « filtrés » scrupuleusement par Céleste.
Dès son enfance, Marcel Proust a été souvent malade, terrassé par des crises d’asthmes de plus en plus fréquentes et violentes. Sa vie de nanti - il était fils aîné d’une famille bourgeoise fort riche - faite d’extravagances (ses horaires), d’oisiveté (études et travail intermittents), de loisirs accordés à ses amis fortunés, cultivés (fascination pour les aristocrates), faisait dire que cet aimable « jeune homme » à la conduite si particulière, ne ferait jamais rien. Il écrivait ici et là des articles pour des journaux (« Le Figaro »), s’intéressait à John Ruskin (1819/1900) écrivain britannique et critique d’art, et aidé de sa mère adulée, « Maman » (née Jeanne Weil en 1849) qui maîtrisait parfaitement la langue de Shakespeare, traduisait nonchalamment cet auteur alors au faîte de sa gloire.
Après le décès de son père Adrien Proust (1903) et surtout celui de sa chère « Maman » en 1905, il traversera une grave dépression qui dura deux longues années. En 1907, au sortir de celle-ci, à 36 ans, il rédige « Contre Sainte-Beuve », une digression sur le fameux critique littéraire du siècle passé. Dès lors, il tâtonne, cherchant son style, tentant de créer son propre langage, sa prosodie qui deviendra si reconnaissable : de longues phrases construites autour de propositions, de subordonnées, de variations, de contre-propositions, le tout ponctué avec force virgules, points-virgules, points, etc. L’ouvrage de cette bataille avec les mots, et contre eux, sera « Du côté de chez Swann » publié à compte d’auteur en novembre 1913 chez un jeune éditeur, Grasset. Les éditeurs de la place de Paris avaient refusé le manuscrit, il est vrai difficilement exploitable : l’auteur y remanie sans cesse le texte par des corrections, des rajouts, des becquets (les fameuses « paperoles »). Son texte, difficile d’accès en première lecture, narre dans un style à la fois déroutant, en spirale, non chronologique, un monde de grands bourgeois, un univers d’aristocrates s’estompant à la veille de la Grande Guerre. Néanmoins, cet « Ovni » littéraire est reconnu comme un livre important : Marcel Proust a su activer ses réseaux. Il a 42 ans. En travaillant sans relâche, il a forgé son style.
A la déclaration de guerre (2 août 1914) Marcel Proust n’est pas mobilisé et ne le sera jamais au regard de sa santé fragile. En octobre 1914, il choisi le confinement dans ses différents logements suite à des déconvenues financières, bientôt rejoint par sa gouvernante, sa « courrière » Céleste Albaret (1891/1984) qui le suivra jusqu'au dernier logis : 44, rue de l’Amiral-Hamelin. Marcel Proust écrit et réécrit sans cesse, souvent la nuit, toujours se soumettant à des horaires extravagants : dormir le jour, travailler la nuit. Céleste tel un cerbère veuille sur lui, supplée à toutes ses demandes fussent-elles fantaisistes, l’aide à remettre en ordre ses manuscrits innombrables qui ne cessent de croître. Elle vit à demeure, seule, avec « Monsieur Proust ».
En quête de reconnaissance
L’armistice est signé le 11 novembre 1918 : la guerre est terminée. Marcel Proust propose un manuscrit à la NRF (Nouvelle Revue Française) dont le gérant est le jeune Gaston Gallimard (1881/1975) entouré d’un aréopage d’écrivains connus : Jean Schlumberger, Jacques Copeau, André Gide, etc. Cette nouvelle maison d’édition veut reprendre la main car elle avait laissé échapper le manuscrit « Du côté de chez Swann » au profit de son concurrent : Grasset.
Marcel Proust, bien que confiné, mène à coups de longues missives auprès de prescripteurs influents (amis, critiques, journalistes, etc.) une campagne afin de concourir pour le Prix Goncourt 1919. Ces derniers se sont mobilisés pour la cause : ils répandent la bonne parole dans Paris. A la surprise générale le 10 décembre 2019 le 17ème Prix Goncourt est attribué A l’ombre des jeunes filles en fleurs par 6 voix contre 4 devant Les Croix de Bois de Roland Dorgelès grand favori parce qu’ancien combattant, jeune et pauvre. Le gagnant est reformé, âgé (48 ans), et riche ! C’est le premier trophée de la NRF, bientôt maison d’Edition Gallimard sous la férule du grand Gaston.
C’est un mini scandale littéraire, mais l’écrivain et l’éditeur sont ravis : tous deux avaient fortement besoin de reconnaissance…
Marcel Proust continuera à noircir des feuillets, à raturer, à réécrire, des milliers de pages veillé par Céleste qui s’occupera de lui jusqu'à son trépas. Une partie de l’opus magnum de Marcel Proust « A la Recherche du Temps Perdu » sera publié de son vivant : « Du côté de chez Swann » - 1913, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » – 1919, « Le Côté de Guermantes » – 1921/1922. L’autre posthume : « Sodome et Gomorrhe » 1922/1923, « La Prisonnière » - 1923, « Albertine disparue » (La Fugitive) – 1925, « Le Temps retrouvé » – 1927, toujours chez le même éditeur (Éditions Gallimard) qui en fera son fleuron littéraire. Au total, 7 volumes totalisant 3.000 pages.
A la recherche du temps perdu au cinéma : échecs et réussites ?
Marcel Proust, snob, habitué aux spectacles vivants élitistes, méprisait le cinéma (il n’a connu que la période muette !), parce que trop simpliste dans ses moyens d’expression (scénario, jeu des acteurs, etc.), son public populaire peu exigeant au regard des richesses inouïes de la littérature, du théâtre, de la musique, de la danse, de la peinture, arts dont il était si friand. Le cinéma devenu art complet (image et son), enfin adulte, fit quelques tentatives pour s’emparer de cette œuvre gigantesque, hors norme de par sa richesse romanesque, buissonnante, habitée par 200 personnages.
- En 1962, Nicole Stéphane (1923/2007) née Nicole de Rothschild, après une brève carrière de comédienne au cinéma (« Le Silence de la mer » – 1949, « Les Enfants Terribles » – 1950, de Jean-Pierre Melville) acquiert les droits de filmer A la recherche du temps perdu. Devenue productrice, elle contacte Luchino Visconti, le plus « proustien des cinéastes », à la fin des années 60 et lui propose d’en faire un long métrage avec l’aide de sa scénariste habituelle Suso Cecchi D’Amico (« Le Guépard » – 1963). La production est lancée, les repérages en extérieur faits, quand le réalisateur se ravise et refuse malgré les pressions de sa productrice de commencer le tournage. Il abandonne le projet pour réaliser un «piccolo film » en 1971 qui sera « Mort à Venise » (135minutes), long métrage on ne peut plus proustien, au flux d’images sublimes « noyées » dans l’Adagietto de la 5 ème symphonie de Gustave Mahler.
- Le projet est repris par le cinéaste Joseph Losey et son scénariste attitré (« The Servant » – 1963, « Accident » – 1967, « Le Messager » – 1971, Palme d’Or au Festival de Cannes) depuis plusieurs films : « Harold Pinter, futur prix Nobel de Littérature » (2005). L’entreprise achevée sur le plan scénaristique, échoue également faute de financements.
- En 1984, une production franco-allemande réussit à rédiger un nouveau scénario en la centrant sur le personnage de Charles Swann : « Un amour de Swann » avec comme scénaristes Peter Brook et Jean-Claude Carrière et le réalisateur Volker Schlöndorff. La distribution est éclatante et multi européenne : Jérémie Irons (Charles Swann), Ornella Muti (Odette de Crécy), Alain Delon (Baron de Charlus), Fanny Ardant (Duchesse de Guermantes, Marie-Christine Barrault (Madame Verdurin), etc. Malgré un casting prestigieux et un chef opérateur suédois talentueux, Sven Nykvist (Ingmar Bergman !), le résultat est décevant. Le long métrage (110 minutes) est trop décoratif, illustrant avec application les tourments, la jalousie maladive de Charles Swann. L’œuvre de Proust semble décidément impossible à relater, même partiellement, sous une forme convenable par l’idiome cinématographique, répètent à l’antienne les « proustiens ». Il y a une incompatibilité de forme : la prosodie proustienne si particulière, complexe, ne passe pas l’écran.
- Un cinéaste d’origine chilienne, mais dont la filmographie s’est développée en France, Raoul Ruiz (1941/2011) relève le défi en 1999. Avec son scénariste Gilles Taurand, il s’attaque à l’adaptation du dernier tome d’« A la Recherche du Temps Perdu : Le Temps retrouvé ». Il introduit physiquement le narrateur grâce à un comédien italien (Marcello Mazzarella), à la ressemblance physique frappante avec l’écrivain. Tous les personnages importants de l’œuvre romanesque sont là : Odette de Crécy (Catherine Deneuve), Gilberte (Emmanuelle Béart), Morel (Vincent Perez), Le Baron de Charlus (John Malkovich), etc. Le narrateur que nous voyons se lever, s’apprêter, et enfin, déambuler au milieu de ses personnages d’encre et de papier, institue de ce fait, un « point de vue » à la fois complexe, distancé, ironique sur le cours des évènements. La caméra de Raoul Ruiz, toujours mobile, soyeuse, aux mouvements lents, complexes, sans être tapageurs, induit dans nos ressentis émotionnels, une sorte de suspension proche de la longue phrase proustienne. Victor Hugo n’a-t-il pas écrit : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ».
- En 2000, Chantal Akerman (1950/2010) réalise un film librement adapté de « La Prisonnière » (1925) : « La Captive ». Ariane (Sylvie Testud) vit chez Simon (Stanislas Merhar) dans un grand appartement parisien. C’est une transposition du couple douloureux que forme Albertine et le narrateur dans le 5ème tome de l’œuvre de Marcel Proust. Chantal Akerman a ignoré la lettre mais sauvegardé l’esprit du texte en décrivant les ravages de la possession amoureuse, maladive, et de son corollaire : la jalousie. C’est une trahison intéressante.
- En 2010, pour la télévision, Nina Companeez (1937/2015) réalise un téléfilm ambitieux de 230 minutes diffusé en deux parties en janvier 2011. Le narrateur (Micha Lescot) est le fil conducteur du récit. Les principaux personnages crées par Marcel Proust sont bien là, en particulier le Baron de Charlus interprété par un Didier Sandre survolté. Mais l’ensemble est un sage téléfilm qui malgré sa longueur (3h50’) n’adapte qu’une partie du roman fleuve. Ce n’est pas assez et c’est trop.
Le cinéma a encore fort à faire avec « le petit Marcel » !
En guise de conclusion (provisoire) rappelons les conseils de lecture de Gaston Gallimard l’éditeur définitif d’« A la recherche du temps perdu » à Guy Schoeller (créateur de la collection Bouquins – Robert Laffont) : lire chaque jour 10 à 20 pages pour ingérer ce monument littéraire… Bon appétit !
P.S : Comme nous avons beaucoup de temps libre devant nous, confinement oblige, c’est le moment historique de lire (ou de relire) « A la recherche du temps perdu ». Il existe de multiples éditions : prestigieuses La Pléiade (4 volumes - Gallimard), Quarto (1 volume – Gallimard, reprise du texte de la Pléiade) et à la portée de toutes les bourses dans la collection de poche Folio (7 tomes – Gallimard).
« Proust, Prix Goncourt – Une émeute littéraire »- (NRF, Gallimard – 2019) de Thierry Laget. Un savoureux récit, d’une folle érudition, sur l’attribution du 17ème Prix Goncourt à Marcel Proust dans le contexte historique de l’après Grande Guerre.
Jean-Louis Requena
Légende : « Un amour de Swann » avec Alain Delon