Jean-Louis Requena poursuit sa revue des grands maîtres du 7ème Art avec, cette semaine, la deuxième partie de son étude consacrée à l'auteur du célébrissime « Guépard ».
2ème Partie : Trilogie allemande et derniers feux (1964/1976)
Deux œuvres méconnues
Sandra (Vaghe stelle dell’Orsa) est le huitième long métrage de Luchino Visconti. Le plus méconnu. C’est un scénario original dont le titre est emprunté au poème « Le Ricordanze » de Giacomo Leopardi (1798/1837). : « Pâles étoiles de la Grande Ourse » (recueil Canti - 1835). Après des années d’absence, Sandra (Claudia Cardinale) revient à Volterra, sa ville natale avec son mari américain Andrew Dawdson (Michael Craig). Dans cette immense maison elle retrouve son frère Gianni (Jean Sorel) jeune écrivain avec lequel elle entretient une relation ambiguë. Leur mère Corinna Gilardi (Marie Bell) est quelque peu perturbée psychiquement. La mort du père brillant intellectuel juif, déporté par les nazis, disparu à Auschwitz, jette le trouble dans la famille accidentellement réunie. Sandra et Gianni sont irrésistiblement attirés l’un vers l’autre…
Luchino Visconti a créé un univers étouffant dans un noir et blanc contrasté ou les personnages principaux évoluent comme dans une tragédie antique de la mythologie grecque : Électre, Oreste et le mythe œdipien sous-jacent.
Sandra (1965) est un film remarquable (images, acteurs) mais quelque peu oublié dans la filmographie de Luchino Visconti. Il a été toutefois récompensé par Le Lion d’Or à la Mostra de Venise 1965.
En 1965, Luchino Visconti signe également le premier épisode (37’) du film à sketches franco-italien Les Sorcières (Le streghe) : La Sorcière brulée vive (La strega bruciata viva) avec Silvana Mangano (1930/1989) et l’apparition pour la première fois, dans un petit rôle d’Helmut Berger (1944) dont il vient de faire connaissance sur le tournage de Sandra.
Luchino Visconti éludait toute question sur ce film sorti sur les écrans en octobre 1967 : L’étranger (Lo straniero). C’est adaptation rigoureuse, mis à part quelques coupures, du roman éponyme d’Albert Camus (1913/1960) paru en 1942. La veuve de l’écrivain, Francine Camus (1914/1979) s’est opposée à toutes modifications du roman proposé par le réalisateur/adaptateur et sa coscénariste Suso Cecchi d’Amico. A Alger en 1935, Meursault (Marcello Mastroianni) un homme paisible, apparemment insensible, mène une vie insouciante, monotone. Tout semble le laisser indiffèrent y compris l’amour de son amie Marie (Anna Karina) …
L’étranger tourné en Algérie, en décors naturels sur les lieux décrits par le roman, semble sans relief, routinier, malgré un casting français prestigieux : Bertrand Blier (l’avocat de la défense), Georges Wilson (le juge d’instruction), Bruno Crémer (le prêtre), Pierre Bertin (le président du tribunal), etc. L’acteur principal italien, Marcello Mastroianni malgré son immense talent, n’est pas le personnage énigmatique de Meursault : c’est une erreur de casting. L’étranger fera une carrière discrète.
La trilogie allemande (1969/1972)
A la fin des années 60, Luchino Visconti a l’ambition de réaliser quatre films en s’inspirant des opéras de Richard Wagner (1813/1883) et des romans de Thomas Mann (1875/1955).
Luchino Visconti a connu dans son adolescence, puis à sa maturité, la montée du fascisme en Italie puis l’installation du nazisme en Allemagne avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler au poste de Chancelier (30 janvier 1933). Il rédige, aidé de deux scénaristes, Nicola Badalucco (1929/2015) et Enrico Medioli (1925/2017) le script des Damnés (1969). (Il préférait le titre original en allemand plus pertinent selon lui : Götterdämmerung – Crépuscule des Dieux). Le long métrage est une production italo-allemande. En 1933, l’arrivée des nazis au pouvoir inquiète la puissante famille allemande des von Essenbeck. La nuit de l’incendie du Reichstag (février1933) le vieux baron Joachim est assassiné. On soupçonne Herbert Thallman (Umberto Orsini) opposé aux nazis. Friedrich Bruckmann (Dirk Bogarde) cadre de l’entreprise devient, avec l’appui de Sophie von Essenbeck (Ingrid Thulin), sa maîtresse, patron du conglomérat industriel. Sophie von Essenbeck a un jeune fils, Martin (Helmut Berger), avec qui elle entretient des relations troubles. Les nazis s’infiltrent dans le conglomérat des Essenbeck …
Le long métrage Les Damnés (156’) décrit la propagation du nazisme, les conséquences qu’il entraîne sur une grande famille aristocratique, les von Essenbeck, maîtres des forges. Les Damnés dissèque cette idéologie mortifère qui contamine les participants et finit par les détruire sur fond musical, quelque peu funèbre, de la 8 ème symphonie en ut mineur d’Anton Bruckner. Les chefs opérateurs Armando Nannuzzi et Pasquale De Santis adoptent une gamme chromatique de couleurs sombres qui varie en fonction des lieux de cette tragédie shakespearienne inspirée de Macbeth.
Les Damnés comportent des séquences fortes, dérangeantes, comme l’imitation de Marlène Dietrich (1901/1992) par Martin (Helmut Berger) mise en scène par sa mère (Ingrid Thulin). La « Nuit des Longs Couteaux » (juin/juillet 1934) dans une auberge bavaroise sise au bord d’un lac, au lendemain d’une orgie, etc.
Les Damnés à la mise en scène puissante, oppressante, inspirée, a été depuis lors déclinée d’une manière plus ou moins explicite dans plusieurs œuvres (cinéma et théâtre).
En 1970, contre toute attente, Luchino Visconti, homme déterminé s’il en fut, arrête de son plein gré la pré-production d’un film sur l’œuvre majeure de Marcel Proust : « A la recherche du Temps Perdu » (1913/1922) œuvre qu’il avait lue dans sa jeunesse et qu’il relisait sans cesse. Malgré la pression de sa productrice française Nicole Stéphane (1923/2007) il abandonne définitivement le projet de peur, dit-il en substance, de se mettre à dos les « Proustiens » fort nombreux de part le monde. Il y a de nombreuses interprétations sur ce choix radical …
C’est avec soulagement, d’après son équipe, qu’il entame l’écriture d’un scénario avec le concours de Nicola Badalucco adapté d’une nouvelle de Thomas Mann : La Mort à Venise (Mort à Venise – 1971). En 1911, à la Belle Époque dans une Venise insouciante, en villégiature dans un luxueux hôtel (l’Hôtel des Bains du Lido), Gustav von Aschenbach (Dirk Bogarde), vieux compositeur est intrigué par un jeune adolescent polonais Tadzio (Björn Andersen) d’une beauté éthérée. Le film se déroule avec lenteur dans une Venise d’abord ensoleillée puis de plus en plus sombre sur l’adagietto de la 5 ème symphonie de Gustav Mahler (1960/1911) « portée » par les images sublimes de Pasquale De Santis et les costumes somptueux de Piero Tosi, maître costumier depuis Senso (1954).
Mort à Venise se déploie lentement comme un long ruban funèbre (130’) jusqu'à sa conclusion dramatique (épidémie de choléra). Le film d’une beauté formelle sidérante, souffre aujourd’hui d’une utilisation prégnante du zoom (solution de facilité – pas de travelling - adopté massivement dans le cinéma italien, en particulier dans les « westerns spaghettis »). Cependant, la beauté renversante de Tadzio, supplée à toutes les facilités de mise en scène.
Présenté au Festival de Cannes 1971, ce n’est pas Mort à Venise qui a été simplement couronné mais l’ensemble de la carrière de Luchino Visconti (64 ans) : il a obtenu le Prix du 25 ème anniversaire du Festival International du Film. Récompense unique qui le ravit !
Mort à Venise sorti en France en juin 1971, fait une grande carrière internationale. Son onzième opus assoit définitivement la renommée cinématographique de Luchino Visconti qui du coup ne se consacrera dorénavant qu’au 7 ème art.
Luchino Visconti poursuit le troisième volet de sa trilogie allemande en coécrivant un scénario avec Suso Cecchi D’Amico et Enrico Medioli sur la courte existence du roi Louis II de Bavière (1845/1886). Le récit démarre au moment du couronnement du jeune Louis (Helmut Berger) à 18 ans, personnalité instable, fragile, jusqu'à sa mort mystérieuse, avec son médecin, le docteur Müller, dans le lac de Starnberg. Ce roi bâtisseur de châteaux baroques, amoureux fou de la musique de Richard Wagner (Trevor Howard) est une entrave à l’irrésistible unification allemande autour de la Prusse d’Otto von Bismarck (1815/1898) qui vassalise les petits royaumes et autres principautés germaniques. Le souverain mélomane, exalté, fragile émotionnellement, homosexuel honteux, s’achemine vers sa perte aux sons des extraits des opéras de Richard Wagner qu’il aimait tant : Tannhäuser (1845), Lohengrin (1850), Tristan et Isolde (1865).
Le réalisateur filme en rouge et or (images de Armando Nannuzi) la déchéance de ce roi fou, inapte à régner, dans des décors réels (plusieurs châteaux de Bavière : Berg, Herrenchiemsee, Linderhof, etc.). Les costumes de plus en plus sombres soulignant la dégradation physique, psychique, de Louis II de Bavière sont de Piero Tosi.
Durant le tournage de Ludwig, le Crépuscule des dieux, Luchino Visconti surmené face a l’ampleur de la production, fut victime d’un accident vasculaire cérébral qui le laissa à moitié paralysé. Diminué, il reprit le tournage exténuant en extérieur mais ne put imposer son montage (final cut). Aussi Ludwig ou Ludwig, Le Crépuscule des dieux production franco-germano-italienne eut des durées différentes suivant les pays : 185’ en Italie, 144’ en Allemagne de l’Ouest, 235’ en France. Il faudra attendre sa ressortie en salle, en France (1978), pour visionner sa version définitive : 285’ (4h 45 minutes).
Légende : Ludwig, le Crépuscule des dieux