Pendant près de 800 ans, entre 2 à 4 % de la population de plusieurs de nos départements du Sud-Ouest : Pyrénées-Atlantiques, Landes, Hautes-Pyrénées, Gers, Gironde, Lot-et-Garonne ainsi que de certaines régions du Nord de l’Espagne, notamment en Navarre et Aragon ont fait l’objet, pour des raisons non liées à des problèmes d’ethnie ou de religion, d’une discrimination, de la part du reste de la population, que l’on peut sans exagérer qualifier d’inhumaine.
Les caractéristiques de ce véritable « apartheid », même si elles ont pu différer en intensité suivant les lieux et les époques, contribuaient à exclure de la société l’individu désigné le plus souvent sous le nom de cagot ; dès sa naissance, par une absence d’attribution de nom de famille et un baptême au coucher du soleil et jusqu’à sa mort où il était enterré à l’écart dans un cimetière qui lui était réservé. Tous les actes de sa vie privée, professionnelle et sociale faisaient l’objet de contraintes implacables faisant de lui un individu de seconde classe, reclus dans une « prison à ciel ouvert ».
Après un long combat aux XVIe et XVIIe siècles, notamment sur le plan juridique, en France et en Espagne, qui a notamment conduit, moyennant finances, à l’affranchissement des cagots par le roi Louis XIV, la normalisation de leur situation n’est intervenue que progressivement au cours des XVIIIe et XIXe siècles et ce malgré la réticence d’une partie de la population, particulièrement en milieu rural.
Il fallut attendre véritablement attendre le XXe siècle pour que la spécificité cagote disparaisse par assimilation au reste de la population.
Dans ce contexte particulièrement oppressant, rares sont les cagots qui réussirent à s’extraire de leur condition pour s’élever socialement. Ils ne purent le faire avant le XVIIIe siècle. A ce sujet, des historiens béarnais citent le cas d’un cagot, sans toutefois le nommer, qui aurait occupé une fonction importante au sein du Parlement de Navarre avant la Révolution. Il aurait été pour certains le possesseur « d’une des charges les plus importantes » au sein de cette institution. Pour d’autres, probablement plus prudents, il s’agirait « d’une charge qui ne serait pas des moindres ». Il convient de relativiser cette annonce en ayant à l’esprit que les charges les plus importantes dudit Parlement, celles de président et de conseiller, ayant la faculté d’anoblir leur titulaire, ne pouvaient être accessibles à un cagot. Celui-ci n’aurait pu être qu’au mieux procureur au Parlement ce qui, compte tenu de son origine, aurait constitué tout de même une réussite sociale indéniable.
Le cagot, qui ne pouvait être ni soldat ni même porter une arme, sut tirer profit des opportunités de quitter son environnement de reclus qui lui furent offertes par l’enrôlement dans les armées de la Révolution et de l’Empire puis, plus tard, par l’émigration, notamment en Amérique du Sud.
Le phénomène cagot fut longtemps un sujet difficile à aborder dans une partie du Sud-Ouest, particulièrement en zone rurale et auprès d’une population, aujourd’hui très âgée, qui avait pu, jusqu’au milieu du XX siècle, être actrice, témoin ou victime d’une discrimination réduite alors, fort heureusement, à des moqueries ou à des mesquineries de voisinage.
Les non-cagots pouvaient aussi éprouver une gêne quant au sort qui avait été celui des cagots qu’ils avaient côtoyés. Quant à la descendance de ces derniers, certains pouvaient préférer ne pas parler d’une origine longtemps considérée comme honteuse. Autant de raisons pour ne pas aborder ce sujet surtout en présence d’étrangers. Ceux qui, à différentes époques, ont voulu mener une enquête sur ce phénomène se sont souvent heurtés au mutisme de leurs interlocuteurs.
Depuis une trentaine d’années, avec la publication de nombreux ouvrages, dont certains de qualité, le sujet ne cesse de surprendre, voire de passionner un public, non seulement en France et en Espagne, pays directement concernés, mais également dans des pays anglo-saxons où la réédition du livre de l’auteur anglaise Elisabeth Gaskell « Une race maudite » a rencontré un certain succès.
L’énigme « cagot », liée autant au mystère de son origine qu’à sa longévité, continue de susciter une vraie curiosité. Cette origine a notamment donné lieu à de nombreux débats et à la présentation d’un grand nombre d’hypothèses. Les cagots ont été ainsi présentés successivement comme descendants possibles de Wisigoths, Sarrasins, Juifs, lépreux, Maîtres Jacques, Cathares, cadets déchus, Vikings et même Extraterrestres. Ces hypothèses ont toutes étaient réfutées en partie ou en totalité.
Dans ce contexte de modification et d’ouverture des esprits, il ne semble pas inintéressant de donner un petit aperçu sur l’image actuelle des cagots dans la partie de la France la plus concernée, c’est-à-dire le Sud-Ouest. A défaut d’un sondage improbable, l’analyse de trois articles de journaux semble être de nature à donner des indications intéressantes sur le sujet sans pour autant prétendre être exhaustives.
Le premier concerne le Béarn et plus particulièrement le château de Montaner où s’est tenue en juillet 2011 la neuvième édition des Médiévales. Une journaliste d’un grand quotidien local écrit, en évoquant la manifestation culturelle sous le titre « Cagots et chevaliers » : « Cette animation raconte l’histoire des cagots, travailleurs de classe inférieure, souvent infirmes, toujours exclus, qui ont participé à la construction du château sous les ordres de Gaston Febus, au XIV siècle ».
Il est difficile d’imaginer Gaston Fébus, un des plus grands seigneurs de son temps, dirigeant un groupe d’ouvriers pour la plupart infirmes dans un chantier aussi important que la construction de ce château.
L’Histoire, à l’aide d’un article trouvé sur Wilkipédia, nous donne une version un peu plus précise et certainement plus flatteuse pour les cagots : « Le 6 décembre 1379, Gaston Febus passe un traité avec les charpentiers cagots par lequel ceux-ci s’engagent à exécuter toute la charpente du château de Montaner ainsi que les ferrures nécessaires, le tout à leur frais. En revanche le prince leur accorde la remise de deux francs sur une imposition de chaque feu (foyer), les dispenses de la taille, et leur permet de prendre leur bois dans ses forêts. La reconnaissance des cagots envers Gaston Febus se manifeste en 1383 par un hommage au souverain où figurent quatre-vingt-dix-huit d’entre eux ».
Il convient de constater que pour des infirmes, les cagots étaient bien organisés, savaient se faire assister de juristes (notaires) pour contracter et leur compétence en matière de construction au moins de charpente était avérée et justifiait la confiance du souverain.
Le second article est paru en 2013 dans « Le Journal du Pays Basque », quotidien qui a depuis cessé de paraître. Il mentionne l’existence d’une mystérieuse Confrérie des cagots de la Nivelle qui, déguisés en mendiants, déambulaient en février de cette année-là, à Saint-Pée-sur-Nivelle mais également à Sare et à Ascain, pour annoncer la période du Carnaval.
L’accoutrement de ces mendiants pourrait être contesté au vu de ce que l’on sait sur les cagots dans cette région, néanmoins, les intentions des membres de cette Confrérie semblent tout à fait louables : « La présence de ces cagots qui font partie de l’histoire du Pays Basque est présentée comme un sujet de réflexion sur l’exclusion et sur la nécessité d’une société plus fraternelle ». L’apparence un peu caricaturale de ces cagots de la Nivelle et leur façon de s’exprimer, révélées dans une vidéo plus récente sur internet, doivent être aussi replacées dans le contexte des représentations théâtrales basques, de tradition souvent orale, où le caractère humoriste et moqueur n’est jamais absent surtout en période de carnaval. Il convient de noter au passage que pour les cagots, exclus autrefois des communautés, notamment au Pays Basque, le fait de constituer aujourd’hui un sujet de réflexion pour la société locale constitue en soi une vraie revanche sur l’Histoire.
Le troisième article paru en août 2016 dans la Dépêche du Midi concerne la Bigorre et plus particulièrement Campan où une Amicale des cagots s’est constituée en 2005 avec comme objet : « fédérer l’ensemble des personnes intéressées par la vie et par l’épopée du peuple dit des cagots, tout spécialement en vallée de Campan et en Bigorre et au-delà, par l’histoire et le patrimoine local et leurs relations historiques et culturelles avec le Grand Sud-Ouest, la France et le monde pour toute action pertinente et notamment par la création d’un groupe d’étude resserré appelé la cagoterie de Campan et en organisant toute manifestation jugée utile ».
L’article mentionne que l’association organise des visites culturelles du village « Autour des cagots ».
Même si un historien scrupuleux aurait des choses à dire sur la façon dont sont présentés les cagots, ces trois articles ont tous le mérite de mettre en lumière des initiatives qui sortent les cagots de l’oubli auquel l’Histoire aurait pu les condamner. Il convient également de mentionner l’existence d’un musée des cagots à Arreau, créé en 1986 dans le Château des Nesles par le professeur Fourasté.
Apparus dans l’histoire de l’humanité à une époque très lointaine qui, si l’on croit l’historien et anthropologue béarnais Georges Laplace, descendant lui-même de cagot, se situerait entre 6 000 et 5 000 ans avant notre ère, les cagots à leur origine se seraient développés à l’écart d’autres populations qui se seraient, quant à elles, sédentarisées.
Selon cette hypothèse qui semble être aujourd’hui de plus en plus retenue, loin d’être des étrangers venus d’ailleurs, les cagots seraient au moins à l’origine une population extrêmement ancienne qui aurait voulu le plus longtemps possible conserver sa civilisation, ses coutumes ancestrales et sa religion. Cela expliquerait le fait que physiquement rien ne les distinguait du reste de la population, ce qui d’ailleurs a favorisé leur intégration ultérieure quand la possibilité leur en a été donnée.
Leur volonté farouche de défendre leur mode de vie et leurs valeurs serait à l’origine de la méfiance du reste de la population et expliquerait la discrimination dont ils ont eu à souffrir pendant des siècles. Discrimination qui en a fait des malades et même des lépreux alors qu’ils ne l’étaient pas.
Rejetés, méprisés, discriminés, marginalisés, les cagots ont su néanmoins s’organiser et contribuer par leur savoir-faire, notamment dans le domaine du traitement du bois, à développer le patrimoine local civil et religieux. Leur activité professionnelle, en maintenant un lien social avec le reste de la population, leur a certainement évité un isolement total, voire une disparition.
S’ils furent le plus souvent pauvres, ils n’en demeurèrent pas moins d’honnêtes gens. Tous n’étaient pas misérables, certains furent mêmes prospères, notamment en Béarn et en Armagnac. L’interdiction de porter des armes et d’être soldats ne les a pas empêchés de prendre part aux batailles même indirectement par leur participation à la construction de navires et d’engins de guerre. Les seigneurs féodaux connaissaient leur valeur et les protégeaient en les abritant aux alentours de leurs châteaux.
A travers les forums sur Internet, il est possible de constater aujourd’hui que certaines personnes, souvent originaires du Sud-Ouest, se cherchent des ancêtres cagots. Revirement de l’Histoire qui n’est souvent pas à un paradoxe près en ce qui concerne les cagots, leurs descendants pourraient ne plus avoir à rougir de leur origine, voire à en tirer une certaine fierté. Ce serait en soi une bonne nouvelle pour beaucoup de nos contemporains.
Selon les spécialistes de la question, à la faveur des mariages entre cagots et non cagots intervenus depuis le XIX siècle et du brassage de la population, un grand nombre de familles du Sud-Ouest aurait un ascendant cagot tout en l’ignorant le plus souvent.
Arnaud Batsale