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"Les joueurs de cartes, avec Shanti Andia" de Zubiaurre
"Les joueurs de cartes, avec Shanti Andia" de Zubiaurre

| Léon de la Nive 1865 mots

"Les joueurs de cartes, avec Shanti Andia" de Zubiaurre

Auteur : Ramon de Zubiaurre
Titre : « les joueurs de cartes, avec Shanti Andia »
Année :1968
Technique : Huile sur toile, signée dans l’angle inférieur gauche
Dimensions : 76 x 90 cm

Pour cette deuxième chronique consacrée aux œuvres d’art liées au Pays Basque, un collectionneur privé nous a aimablement proposé « les joueurs de cartes, avec Shanti Andia » de Ramon de Zubiaurre.
Nous le remercions de sa démarche ; ce tableau est en effet très intéressant.

Il n’est d’ailleurs pas sans relations avec la « Fête au Pays Basque » de Ramiro Arrue que nous avons commentée dans BasKulture le 14 juillet dernier :
- les deux artistes ont vécu pendant la même période : ils sont très contemporains et ils ont tous les deux puisé et développé leur art dans l’Euskalera, Ramon (1882-1969) plus au « sud », Ramiro (1892-1971) plus au « nord » ;
- le sujet représenté se nourrit également des traditions locales. Ici, une partie de cartes. Avec la même carafe de vin au milieu de la table ! L’arrière-plan rappelle nos chères montagnes mais nous ramène cette fois vers l’Océan, l’autre épicentre de la vie du pays.

Comme Ramiro, Ramon appartient à une fratrie d’artistes ; son frère Valentin et lui sont nés sourds, mais leur peinture est très parlante.
Très productif tout au long d’une vie de 87 ans, il a aussi très exposé (plus de 50 expositions), très étudié (plus de 175 articles, revues, critiques), et très décoré.
Ceci étant, il n’existe pas de catalogue raisonné de son œuvre à ce jour et peu de monographies lui ont été consacrées.
Nous nous sommes appuyés sur celle de Takeshi Mochizuki «Ramon de Zubiaurre, el Pintor y el Hombre », préfacée par le Marquis de Lozoya, et publiée par la Diputacion Foral de Vizcaya (Bizkaia) en 1980, ainsi que sur le catalogue publié en 2022 à l’occasion de l’exposition consacrée à Ramon de Zubiaurre « el color de la tierra » par le Musée d’Art et d’Histoire de Durango, sous le commissariat artistique de Rebecca Guerra Perez.

Ses œuvres sont entrées, de son vivant, dans les collections de nombreux musées nationaux prestigieux : Argentine, Chili, Espagne, France, Italie, Japon, Norvège, Pays-Bas,Pérou, Etats-Unis.
Né en 1882 à Garay (dans le district de Durango, Biscaye), il passe ses quatre premières années dans le « baseri » familial avant de poursuivre son éducation à Madrid, au collège national des sourd-muets, avec son frère, et d’entrer à la Escurla Central de Artes y officios en 1893.

Durant ces années de jeunesse (1907), les frères Zubiaurre fréquentent le rassemblement de Valle Inclan au café Levante à Madrid, et leurs amis sont Anselmo Miguel Nieto, Julio Antonio, Gutierrez Solana, Ricardo Baroja (frère de Pio Baroja), Aurelio Arteta, Socrates Quintana.

Ainsi que le relève le marquis de Lozoya, directeur de l’Académie Royale des Beaux-Arts de San Fernando (Madrid), « la peinture basque de 1900 est une apparition brillante et soudaine, sans précédent, de grands artistes : Regoyos, Zuloaga, Arteta, Echevarria, Baroja, Maeztu. Dans ce public illustre, les frères Zubiaurre méritent une place de choix ».

Le Pays Basque (Sud) n’avait pas jusqu’au début du XXème siècle de tradition artistique marquée (à la différence de la Catalogne, de Valence ou d'Andalousie). Ramiro Arrue est formé à Paris ; les frères Zubiaurre à Madrid.

Les scènes de la vie ordinaire au Pays Basque constituent le thème permanent de l’œuvre de Ramon. Certains sujets comme, précisément, la partie de carte, ou la vie des marins, sont récurrents.

Zubiaure a déjà réalisé plusieurs œuvres avec des joueurs de cartes (tantôt entre hommes, tantôt entre femmes, tantôt mixtes), et il aussi traité plusieurs fois le personnage de Shanti Andia.

Shanti le Téméraire est peint en 1924 avec des proportions monumentales (202 x 153cm). Il vaut à son auteur la première médaille à la Biennale de Madrid en 1924, et il est considéré comme le tableau le plus connu de Ramon.
Il fait partie des collections permanentes du Musée d'Art Moderne de Madrid (Reina Sofia) et a fait l’objet récemment d’une exposition particulière au Musée des Beaux Arts de Bilbao (18-09-2013 au 01-12-2014).

La particularité du tableau présenté aujourd’hui est de proposer une synthèse des deux sujets : la partie de cartes et Shanti Andia.

Ramon a 86 ans lorsqu’il peint ce tableau. La galerie madrilène «Don Quixote» lui propose une nouvelle exposition. « Si la hago, sera la ultima de mi vida » (si je la fais, ce sera ma dernière), l’inauguration a lieu le 28 novembre 1968, « les joueurs de cartes avec Shanti Andia » y sont proposés pour 35.000 pesetas. Ramon meurt quelques mois plus tard, en juin 1969, après avoir répété que la devise qu’il avait gardée toute sa vie était : « l'idéalisme dans le réalisme ».

Ce tableau insiste sur deux sujets particuliers :
- La partie de cartes, le fameux jeu de Mus (prononcer « mouche »).
La Fédération Française de Mus est fière de le décrire comme « le jeu de cartes basque par excellence, demandant stratégie, habileté et … un peu de chance ! »
Il est apparemment documenté dès 1745 dans le dictionnaire trilingue (basque, espagnol, latin) du philologue jésuite Manuel de Larramendi.
Le clergé organise les premières compétitions (1963 sous l’égide de l’Union Basque), pour « combler les loisirs des hommes désœuvrés ».
Le jeu se compose de 40 cartes aux ornements très particuliers : les glaives, les pièces d’or, les massues, et les coupes.
Deux équipes de deux joueurs s’affrontent. 
Un point se dit « ttantto », et l’ensemble de 5 points (ou 5 ttantto) est appelé «hamarreko». Le but du jeu est d’avoir les meilleures cartes, ou en tout cas, de le faire croire pour faire céder la partie adverse et obtenir le maximum de points. 

Les signes sont une spécificité du jeu de mus. Ils ne sont pas utilisés par tous les joueurs ou dans toutes les situations. Ils permettent à un joueur de faire savoir à son partenaire la teneur de son jeu ou de demander à celui-ci la teneur du sien. Les signes autorisés sont clairement établis et il est interdit d’en utiliser d’autres. 
Cendrine Lagoueyte, Laboratoire ITEM, EA 3002, programme de recherches «Inventaire du Patrimoine Culturel Immatériel en Aquitaine», Université de Pau et des Pays de l’Adour décrit ainsi ces signes :
- se mordre la lèvre inférieure : on a « le grand » (c'est-à-dire le meilleur «grand» possible), soit deux rois,
- tirer la langue : on a « le petit » (c'est-à-dire le meilleur « petit » possible), soit deux as,
- remuer un côté des lèvres : on a trois cartes identiques, 
- remuer les deux côtés des lèvres : on a quatre cartes identiques ou une double paire,
- lever les sourcils : on a du jeu, 32 ou 33.
- cligner d’un œil : on a le jeu, 31.
Si personne n’a le jeu et qu’on joue la cinquième phase dite « puntua », deux signes peuvent être réutilisés : 
- cligner d’un œil : ne veut plus dire qu’on a le jeu (31) mais qu’on a 30.
- sourire d’un côté : ne veut plus dire qu’on a trois cartes identiques mais qu’on a 29. 

Au Mus, on ne joue -généralement- pas d’argent (des petits cailloux, des jetons ou des haricots secs font l’affaire). 
Le jeu s’honore d’être « rapide et franc, avec beaucoup de place pour le bluff et les plaisanteries. Un joueur mise en clamant « hor dago ! » (c’est là).
Tombé en désuétude aux début des années 1960, le Mus connaît aujourd’hui à nouveau un grand essor avec des championnats qui rassemblent jusqu’à 850 équipes et qui rassemblent des joueurs de la communauté basque internationale (France, Argentine, Canada, Chili, Espagne, États-Unis, Mexique, Navarre, Pérou, Uruguay, Vénézuela, Belgique, etc…). 
« Le Championnat du monde est avant tout un championnat du monde des communautés basques » (dixit Alain Lafontaine, chargé de communication auprès de la Fédération Française de Mus, cité par Noémie Besnard Presselib).

Selon l’hypothèse d’Hugo Schuchardt (1842-1927), linguiste spécialiste du basque et philologue allemand, le jeu de Mus aurait été découvert et pratiqué par les marins lors de leurs pérégrinations maritimes. Il devient en tous cas très populaire, et composait le loisir habituel et traditionnel qui suivait la journée de travail lorsque les hommes se retrouvaient dans les bars de village.

Un dicton espagnol stigmatise : « un vasco, una boina ; dos vascos, un partido de pelota ; tres vascos, un orféon ; cuatro vascos, un desafio al mus[i] ».
(un basque, un béret ; deux basques, une partie de pelote ; trois basques, une chorale ; quatre basques, un défi au mus).

Andia Shanti

L’écrivain basque, Pio Baroja (né à Saint Sébastien en 1872, mort à Madrid en 1956) écrit en 1911 « Las Inquietudes de Shanti Andia », partie de la Trilogie « El Mar » (La Mer).
Ces nouvelles ont été rééditées en 1920 par les Editions Rafael Caro Raggio à Madrid, avec des illustrations de Ramon de Zubiaurre et de Ricardo Baroja (une édition française, publiée par Bernard Grasset, suivra en 1956, avec une préface de Philippe Soupault).
Le réalisateur espagnol Arturo Ruiz-Castillo en écrit le scénario et en tourne en 1946 l’adaptation cinématographique, avec Jorge Mistral dans le rôle-titre.

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Andia Shanti ©
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La trame est la suivante : arrivé au seuil de la vieillesse, Shanti Andia se remémore différents épisodes de sa vie. Sa prime enfance dans le village basque de Luzaro, sa jeunesse à Cadiz, ses aventures et mésaventures comme commandant de bord, et, par-dessus tout, sa fascination pour son oncle Juan de Aguirre, héritier des traditions maritimes basques et véritable héros aux actions colorées.
Prenant conscience de la vacuité des ambitions humaines, Shanti Andia ressent une immense nostalgie pour la mer qui a été le moteur de son existence.

Ramon de Zubiaurre réussit une très belle composition. 
La graduation des plans horizontaux est à l’échelle de l’ordre des choses : le premier plan mélange les cartes et le vin, le second rassemble des hommes dont les mains noueuses et puissantes s’agrippent au jeu tandis que les regards traduisent assez bien que la vie n’est pas toujours facile, la maison aux murs blanchis, propre et accueillante, entourée des terres cultivées, la mer sur laquelle s’embarquent régulièrement ces marins et qui n’est pas toujours calme , le profil arrondi des montagnes pyrénéennes, qui tirent l’esprit vers le ciel.

Takeshi Mochizuki commente en ces termes : « Les peintures de Shanti Andia forment un gigantesque monument à l'immortalité de l'art du peintre biscayen. Les sourires et les rires sont trompeurs, c'est une résignation qui se transforme en joie feinte : une vie vécue. Ramon capture le meilleur du peuple basque, choisissez le plus vigoureux et le plus bruyant : retrouvez les sentiments humains. un sourire contient diverses manifestations ».
Marins et rameurs : cou court et tête courte, mais épaules larges. Ces grands hommes muets et tristes reflètent la force physique et morale, l'énergie de la race basque !

Contraste saisissant entre la gravité des visages de ces hommes marqués par l’expérience de vies en mer pleine de périls et la légèreté de leur occupation.
Parallèle constant entre le caractère sérieux, endurant, et travailleur des basques et leur goût pour la fête, l’humour et le jeu.

Comme si tout était défi, le Mus aussi bien que l’Océan, et que tout défi devait être relevé !

Pour mémoire, cette chronique ne demande qu’à s’enrichir de vos suggestions (commentaires et propositions d’œuvres). Vous pouvez les adresser par email à Léon de la Nive :  leon.de.la.nive@gmail.com

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