1 - Le rappel du passé
A l’heure des rentrées universitaires il est un nom peu connu du grand public mais reconnu de la première femme professeur de philosophie à l’Université de Genève et directrice du Département philosophie à l’Unesco, Jeanne Hersch.
La grande dame n’aime guère les cours de « magnificence », et préfère le parterre étudiant de ceux qui la fréquentent assidûment.
Auteur de plusieurs livres, une de ses œuvres porte le titre L’Etonnement philosophique : parue chez Gallimard en 1981, puis diffusée par la collection Folio, elle a connu 32 rééditions et se vendit à 140 000 exemplaires !
Livre d’initiation à la philosophie qui relate cette discipline comme « une succession d’étonnements sur la vie et le monde. Savoir s’étonner c’est le propre de l’homme, il s’agit ici à nouveau de susciter cet étonnement. Le lecteur je l’espère retrouvera sa capacité d’étonnement dans l’étonnement d’autrui. Il saura le reconnaître, et dira : oui c’est bien ça ! Comment se fait-il que je ne me sois pas encore étonné à ce sujet » ?
La vie de Jeanne est un roman inédit. Suisse, fille d’un père juif né en Lituanie émigré, laïque socialiste et professeur de statistiques à l’Université de Genève, et d’une mère médecin d’origine polonaise qui, n’ayant pu faire valoir ses diplômes en Suisse, travaillait à la Société des Nations, le couple des parents s’étant installé dans un quartier populaire de la ville comme nombre de réfugiés d’Europe de l’Est.
Les parents y accueillent toute une communauté internationale d’enseignants et d’universitaires.
"Je revois mes parents comme d’éternels étudiants, dira Jeanne leur fille, car pour ces parents, les étudiants disposaient de prestige !"
Jeanne est portée par un milieu académique vers un doctorat en philosophie après des études brillantes et récompensées.
Au cours d’un voyage en Allemagne à Heidelberg, elle rencontre le philosophe Karl Jaspers à qui elle demeura liée sa vie durant.
Le maître apprend à l’étudiante que la philosophie n’est pas une science mais un vécu, “car faire de la philosophie c’est devenir soi-même”.
Convaincue que l’élucidation du problème de la liberté humaine et des contradictions fondamentales qui en découlent constituent le cœur du travail philosophique, elle écrira : "je sais que j’ai fait de la philosophie parce que je croyais à la liberté humaine”...
Pendant l’entre-deux-guerres, la jeune femme entreprend des voyages à l’étranger, en Amérique Latine, Chili, Bolivie, Pérou en 1935, et le périple continue par le Maroc et la Thaïlande, en 38-39.
De retour en Pologne, elle apprend la signature du Pacte germano-soviétique fin août 39 qui devient dangereuse pour sa sécurité, et elle revient en Suisse.
Elle restera dans son pays pendant la guerre, et partage le destin de ses compatriotes dont celui de Jaspers qui est déchu de son poste de professeur de philosophie en raison de son mariage avec une juive.
Cette expérience douloureuse de la guerre va réveiller le caractère indispensable de la réflexion sur l’élucidation morale de la responsabilité de toute conscience après les horreurs récentes de la guerre.
Première femme au poste de professeur à l’université de Genève (philosophie, en 1962), elle se met avec passion à réfléchir "le nouvel humanisme incarné par la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948".
Dès 1966, elle rejoint l’Unesco pour organiser et diriger la section de philosophie.
Elle est familière du quartier latin à Paris, et non sans humour, elle dira pourquoi elle élira ce quartier étudiant : "j’ai choisi ce site parce que la population y aura toujours vingt ans, chroniquement vingt ans", propos d’une octogénaire qui le raconte avec cette malice juvénile indéfectible !
Pour les vingt ans de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, l’universitaire coordonne une somme anthologique de textes de toutes les époques et de toutes les cultures, visant à mettre en valeur l’aspiration universelle aux droits humains.
2 - René Cassin et son influence
"Partout il y a des hommes même s’ils n’ont pas formulé ou conçu leurs droits, ils s’attendent à un respect pour ce qu’il y a en eux d’irréductible, et ils souffrent quand ce respect est foulé aux pieds."
Face aux sceptiques et relativistes qui prétendaient limiter ces droits à l’Occident, la philosophe slave ouvre les portes de la liberté aux autres nations de la terre !
Au cours des années 68, Jeanne Hersch, à la différence de Raymond Aron, autre penseur engagé du temps, marque une distance avec ce qu’elle considère comme une révolution infantile et passablement illusoire, "voulant réinventer l’homme dans le leurre d’une liberté sans limites en prétendant à une liberté totale, dira-t-elle, dans la condition humaine, l’être humain par sa démesure escamote les vrais possibles d’une liberté que les situations restreignent, et structurent."
La philosophe insistera toujours sur le caractère historique et socialement situé de la liberté !
Professeur, elle fait montre de conservatisme dans sa forme et dans le fond de sa mission.
Elle préfère rappeler l’importance de la figure du maître, de l’apprentissage et de l’effort, entre la tête bien faite et la tête bien pleine, la philosophe ajoute, c’est la diversité et la pluralité des influences qui finissent par créer une personnalité, écrit-elle dans ses Propos sur l’éducation, revue Commentaire en 1987,1.
La forte influence de la philosophe traverse le temps, elle disait, "ne vouloir faire de l’école l’instrument d’un fixisme social, c’est figer l’histoire, mais c’est aussi détruire l’histoire que de vouloir inventer l’école comme un pur commencement.
Personne n’a le droit de faire de l’école un instrument de conservatisme, pas plus qu’un instrument de révolution” !
Ces propos résonnent aujourd’hui encore dans l’institution en quête inachevée de sa mission et de ses règles.
Réflexions d'un témoin slave du temps de la guerre, exilée, philosophe de renom, Jeanne Hersch interroge encore ses lecteurs par la perspicacité supérieure de son intelligence de l'éducation à toute époque de l'histoire.
Les événements en cours en Europe rendent sa réflexion légitime et pressante aujourd'hui !