La région des barthes, terres alluviales humides et souvent inondées, où la Nive s'apprête à rejoindre l'Adour pour terminer ensemble leur course vers l'océan, a constitué de tous temps un véritable vivier pour la flore et un repaire sûr pour la faune, en particulier les gros et redoutés serpents du Pays Basque. Cet animal a toujours représenté un être fabuleux dans la mythologie euskarienne sous le nom de « Lehen Suge » (le Premier Serpent), frère du grand serpent des anciennes légendes pyrénéennes qui dort sous la montagne, l'agite et la soulève parfois pour créer un lac...
Ainsi la tradition semblait-elle expliquer les tremblements de terre et autres secousses sismiques qui ont agité de tous temps nos contrées montagneuses.
Un de ces reptiles, réputés au Pays Basque pour boire le lait des vaches et se moquer des poursuites des hommes, terrorisa peut-être la région depuis son antre, proche de la fontaine de Lissague, qui se trouve en bas de Saint-Pierre d’Irube, sur les bords de la Nive.
La légende apparut au temps où l'héritière des Seigneurs de Lissague épousa (vers 1380) Garcie-Arnaud IV de Belzunce et lui fit insérer dans son blason un dragon tricéphale.
Elle a été reprise par de nombreux chroniqueurs et historiens, jusqu'au célèbre
dictionnaire de Moreri (édition de 1759) qui était un peu à l’origine de la fameuse Encyclopédie éditée sous les Lumières, ainsi que La Chesnaye-Desbois.
Il y est question d’un dragon qui étend ses ravages sur les bords de la Nive, entre Saint-Pierre d'Irube et Villefranque où deux jeunes filles sont la proie du monstre.
C’est alors que surgit un beau chevalier, comme dans les romans…
La légende voudrait rapporter ces faits à Gaston Arnaud de Belzunce, fils d'Antoine de Belzunce qui avait été maire et gouverneur de Bayonne en 1372.
Accompagné de son fidèle écuyer, il descendit par les bords de la Nive jusqu'aux environs de la fontaine de Lissague, et ne tarda pas à trouver la caverne de la bête.
Elle s'élança aussitôt sur lui avec une fureur terrible. Belzunce la blessa d'un coup de lance; mais dans cet effort, il tomba de cheval et son écuyer le croyant perdu, l'abandonna et s'enfuit.
Cependant, après s'être relevé, l'intrépide chevalier saisit la bête à bras-le-corps.
Le monstre déjà blessé chercha refuge dans la Nive, entraînant Belzunce avec lui. Le lendemain on les retrouva morts, tous deux, au fond de la rivière. L'allégresse causée par la disparition du monstre ne put effacer la douleur de la perte du jeune héros.
« Pour perpétuer la mémoire de ce dévouement, raconte Ducéré dans son « Histoire des rues de Bayonne », « Charles III, roi de Navarre aurait permis à la famille de Belzunce d'ajouter un dragon à ses armoiries. Une prébende aurait même été fondée à la cathédrale de Bayonne pour le repos de l'âme du chevalier et dura jusqu'à la révolution ».
Quatre siècles plus tard, l'abbé Lahetjuzan affirmait que « l'écaille de ce monstre resta quelque temps suspendue à la voûte de l'église de Saint-Pierre d'Irube, puis sous l'orgue de la cathédrale, d'où elle fut dernièrement (on était alors à la fin du XVIIIe siècle) transportée à Paris, où on l'étiqueta Crocodile d'Amérique, par la ressemblance sans doute qu'il avait avec elles ».
Finalement, ce dragon a-t-il vraiment existé ? Il nous semble que Jean de Jaurgain a tort de balayer cette histoire d’un revers de son érudition - par ailleurs incontestable - sous prétexte que « la généalogie (du héros) insérée par Moréri est fabuleuse en ce qu’elle invente plusieurs personnages forgés de toutes pièces et en suppose d’autres… ».
Et pourquoi ne pas imaginer quelque destin fabuleux sous-tendu par un fond de vérité - comme pour nombre de légendes - qui se serait perdu ?
C’est ce que semblait regretter Gabriel d’Oïhenart-La Salle, fils du célèbre juriste et écrivain humaniste de Saint-Palais, qui cite cet épisode de l’histoire des Belzunce dans un mémoire paru vers 1675.
On se prend à rêver : le dragon des Belzunce était-il un saurien rapporté de quelque expédition en des terres exotiques (après les Croisades) qui, par extraordinaire, se serait acclimaté dans les barthes de la Nive et aurait atteint une taille respectable ?
Par ailleurs, vers 1892, le curé et les habitants d'Agos Vidalos, une vallée reculée entre Argelès et Lourdes, n’avaient-ils pas affirmé s'être trouvés nez à nez, avec « un animal long de plusieurs mètres à corps de serpent, ou à corps de lézard » ?
Si l’identité du héros ne peut être établie avec certitude dans la mesure où les Belzunce (du basque « beltza huntz », le hibou noir) servaient plutôt les rois de Navarre à cette époque où Bayonne était anglaise, une version de ses armoiries qui écartèle les traditionnelles vaches de la famille avec une hydre à trois (ou à sept) têtes « dont l’une est en partie tranchée » pourrait bien se rapporter à quelque origine légendaire. Même si les spécialistes de la toponymie s’accordent à dire avec Jaurgain qu’à Saint-Pierre-d’Irube dont le blason reproduit le fameux monstre à trois têtes, « hiriburu signifie tête, extrémité de ville et non pas trois têtes qui en basque labourdin se dit hiru buru », il n’est pas interdit de songer, dans ce cas particulier, à la présence d'animaux semblant extraordinaires à l'époque ou, pourquoi pas, à quelque race peut-être disparue de nos jours...
Après tout, Hannibal n'avait-il pas utilisé en 281 a. J.C. des éléphants dans sa traversée des Pyrénées, il est vrai à l’autre bout de la chaîne ?
(Extrait des « Histoires extraordinaires du Pays Basque d’Alexandre de La Cerda)