Saint-Pétersbourg (Russie), novembre 1893. Un fiacre avance difficilement empêché par une foule compacte qui encombre la rue Malaïa Morksaïa : elle accourt pour exprimer un dernier hommage au célèbre compositeur Piotr Illich Tchaïkovski (1840/1893), mort du choléra (il aurait bu l’eau polluée de la Neva sans précaution, version communément admise). Le corps du mort est exposé au domicile de Modeste Tchaïkovski (1850/1916), son frère cadet tant aimé. Une femme, tout de noir vêtue, le visage recouvert d’une voilette, précédée par son compagnon, descend du fiacre. Elle tente de se frayer un chemin jusqu'au catafalque devancée par son compagnon aux cris de : « laissez passer la veuve ». La femme en deuil est Antonina Milioukova (Aliona Mikhaïlova) l’épouse du compositeur. Les amis de ce dernier semblent effarés par cette brusque apparition … Modeste (Filipp Avdeïev) tente de s’interposer …
Saint-Pétersbourg, 1877. Un salon bourgeois. Piotr et son frère Modeste improvisent sur un piano droit et chantent à tue-tête devant une assemblée féminine en pâmoison. Ils s’amusent, distrayant avec entrain la galerie. Une jeune femme, Antonina, discrète dans son coin, effacée, ronge son frein : elle est follement amoureuse de Piotr qui n’a aucun regard pour elle. Plus tard, elle loue un petit appartement d’où elle lui envoie des lettres enflammées. La notoriété musicale de Piotr ne fait que croître : il a déjà écrit, entre autres, la musique du ballet le Lac des cygnes (1876), quatre symphonies (il vient d’achever la quatrième), plusieurs ouvertures, des concertos, des quatuors à cordes, etc. Antonina parvient à entrer au conservatoire de Moscou où son grand homme est professeur de théorie musicale. Piotr continue à l’ignorer …
Antonina reprend ses missives enflammées. De guerre lasse, Piotr vient lui rendre visite dans son petit appartement où elle tente de le séduire… sans succès. Piotr l’avertit : il a 37 ans, des manies de vieux garçon, il est irritable, sans le sou, etc. Rien n’y fait, Antonina veut l’épouser en lui promettant d’amener une dot qui mettra un terme à ses soucis d’argent.
Piotr et Antonina se marient religieusement suivant le rite orthodoxe. La noce est lugubre. Piotr s’éclipse rapidement en prétextant un voyage urgent. Aveuglée par son amour, Antonina est certaine de le conquérir… La descente aux enfers commence…
La Femme de Tchaïkovski est le quatrième long métrage de Kirill Serebrennikov (53 ans), de nationalité russe, exilé depuis 2021 à Berlin (Allemagne) suite à des ennuis judiciaires d’ordres économiques (l’affaire du Septième studio : détournement d’argent public). Il a été emprisonné, puis relaxé par la justice ( ?) quelque peu instrumentalisée de son pays natal. Dès 2013, le réalisateur avait présenté le projet d’une biographie de Piotr Tchaïkovski : il a été refusé par les autorités russes qui ne voulaient pas d’un récit sulfureux sur l’existence tourmentée du plus grand compositeur russe, génie intouchable. Pendant son assignation à domicile, suite à ses ennuis judiciaires, Kirill Serebrennikov a réécrit un scénario ayant pour socle la plus complète biographie du compositeur, celle d’Alexandre Poznanski (1950) historien russo-américain de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg et de Yale Université, ainsi que les lettres d’Antonina à son mari. Paradoxalement, alors que le parcours de vie du grand compositeur russe est fort bien documenté, de nombreux textes (apocryphes pour une grande part, mémoires, commentaires inutiles, etc.) n’ont fait que brouiller son récit par sédimentation. Son homosexualité, incontestable, mais souvent masquée par les régimes russes successifs (Empire tsariste, régime soviétique, fédération de Russie) n’ont fait que distordre la réalité (*). Alexandre Poznanski assure que son orientation sexuelle a perturbé le compositeur : « Tchaïkovski était une personne mentalement vulnérable, qui percevait douloureusement des évènements de cette nature dans sa vie privée ». Dans ce cadre-là, on peut penser que le compositeur, également en butte à de graves problèmes financiers, ait accepté de convoler, sans enthousiasme, avec Antonina. D’où le drame conjugal, la fuite de Tchaïkovski à Moscou, sa tentative de suicide par noyade dans la Moskova (mise en doute par certains biographes). Nonobstant, le génie musical est présent chez cet homme tourmenté, enchâssé de fait dans la société corsetée de son temps.
Kirill Serebrennikov a choisi de ne pas s’intéresser directement à Piotr Illich Tchaïkovski mais de le révéler « par reflets » dans l’attitude de sa femme toujours à la poursuite de son mari fuyant, refusant tout compromis (le divorce), ou « arrangement » proposé par la garde rapprochée du compositeur (son frère Modeste, son éditeur Peter Jurgenson, etc.). Tchaïkovski n’est pas le personnage central du long métrage : il ne fait que quelques apparitions lesquelles, relancent la quête éperdue, obstinée, d’Antonina. La mise en images est somptueuse avec une palette sombre, souvent bleue nuit, déchirée par la lumière extérieure rappelant la facture des tableaux « domestiques » de Johannes Vermeer (1632/1675), plusieurs fois cités (Chef opérateur, Vladislav Opelyants). Notons que deux films remarquables ont été produit sur la vie du musicien russe : Tchaïkovski (1969) du soviétique Igor Talankine (1927/2010) en Sovcolor, pellicule de 70mm ( !) d’une durée de 157 minutes ; La Symphonie pathétique (The Music Lovers – 1971) du britannique Ken Russel (1927/2011) d’une durée de 122 minutes. Le premier est un récit conformiste, prudent, appliqué à la manière soviétique ; le second est une vision audacieuse, un peu délirante, à la manière du réalisateur britannique (pour exemple : Les Diables – 1971, d’après le récit des Diables de Loudun ; Mahler – 1974, une biographie fantaisiste du compositeur autrichien Gustav Mahler).
La Femme de Tchaïkovski quatrième opus (au cinéma) de Kirill Serebrennikov après le Disciple (2016), Leto (2018) et La Fièvre de Pétrov (2021). Les deux derniers ont été présentés au Festival de Cannes, sélection officielle, sans la présence du réalisateur « retenu » dans son pays. Sa quatrième œuvre est sans contexte, la plus réussie. Le metteur en scène maîtrise avec maestria la lente descente aux enfers d’Antonina avec une virtuosité narrative (les extraordinaires plans séquences où le temps est dilaté) sans nous accabler, comme de sa précédente livraison (La Fièvre de Pétrov), d’un trop plein de virtuosité visuelle, un rien complaisant. Les acteurs russes Aliona Mikhaïlovka (Antonina Milioukova), Filipp Avdeïev (les frères jumeaux Modeste et Anatoli Tchaïkovski) et l’américain Odin Biron (mais vivant en Russie depuis dix ans, actuellement exilé à Berlin comme son mentor), sont remarquablement dirigés par le metteur en scène de théâtre et d’opéra qu’est également Kirill Serebrennikov. C’est un artiste complet, polymorphe. Pour maintenir la tension entre les personnages durant la durée du tournage, les séquences ont été, chose rare dans la fabrication d’un film, enregistrées dans l’ordre chronologique.
La Femme de Tchaïkovski a été projeté en ouverture de la sélection officielle du Festival de Cannes 2022. Le prix d’interprétation féminine semblait revenir, à l’évidence, à l’interprète principale, la russe Aliona Mikhaïlova ; ce ne fut pas le cas. C’est regrettable !
(*) NDLR : cependant, dans la Russie impériale, l'homosexualité faisait moins scandale que par exemple à la même époque en Angleterre : sans parler même des "relations" existant entre le prince Youssoupoff et le grand-duc Dimitri, Tchaikovsky a eu droit à des "funérailles nationales" alors qu'Oscar Wilde, condamné à deux ans de travaux forcés pour « grave immoralité » au terme de trois procès retentissants, sera ruiné (il écrivit en prison "De Profundis", une oeuvre dont la noirceur forme un contraste saisissant avec ses "brillantes" compositions antérieures).