2. Ego sapientia et l’arrogance de la raison sans la foi
« Ce sera peut-être l’époque où il n’y aura plus qu’un seul
berger et un seul troupeau, un berger libre avec une
houlette de fer, et un troupeau d’hommes également
tondus, également bêlants ! »
(Heine, Journal, 1842)
« Quant à l’auteur de La primauté du bien commun (1), il fit son apparition dans ce bas monde en 1906 (2), et il publia pour la première fois cette théorie qui ébranle les fondements mêmes de la doctrine chrétienne, en 1942 ».
En 1942, Charles de Koninck refusa de signer le manifeste (3) « Devant la crise mondiale » des catholiques européens, déjà paraphé par de nombreux universitaires, dont le plus prestigieux, Jacques Maritain. Pourquoi ? Une histoire de mots ? Le rôle du philosophe est d’exclamer la vérité. Charles de Koninck s’opposa jusqu’au dernier moment à l’emploi, dans le sous-titre, du vocable d’ “intellectuels”. Pour lui, ce terme n’était pas juste. Ce n’était pas, en effet, d’abord comme intellectuels mais simplement comme catholiques que nous devions dénoncer le totalitarisme : « car c’est de la raison sans la foi qu’il était le fruit, tandis que la foi proprement chrétienne n’est rien moins qu’exclusive de la raison (4) ».
Ego sapientia est contre l’humanisme de l’incarnation (5), une attaque contre ce « moi haïssable » pascalien qui s’aime plus que Dieu. Dans une lettre du 20 juin 1943 adressée au Révérend Père Henri-Marie Quindon6, s.m.m. (Montfortain) Charles de Koninck écrit encore plus radicalement que nous devons aimer la Sainte Vierge plus que nous-mêmes, que nous devons subordonner toute notre personne à celle de Marie, elle qui demeure pourtant une créature purement humaine :
« Vous avez bien compris que Ego Sapientia est une attaque beaucoup plus radicale contre le personnalisme que Le Bien Commun. Et je dois reconnaître que ma certitude de l'incompatibilité absolue entre le personnalisme et l'esclavage de Marie a été le principe le plus profond de mon attaque contre les personnalistes. S'ils osent me contredire ouvertement, je le dirai tout haut. Ce qu'il y a pour moi de plus odieux dans cette fausse doctrine, c'est sa négation de l'ordre de la Sagesse dont parle le Cardinal Mercier (7) dans la petite brochure que vous m'avez envoyée ».
Cet humanisme de l’incarnation répète à sa façon l’antique péché de l’ange (8), en ce sens que l’ange déchu aurait préféré son bien personnel au bien commun. Cette arrogance de la raison, croyant pouvoir s’émanciper de toute transcendance et se suffire à elle-même, ne mène pas l’homme à sa grandeur, mais à sa propre perdition. Prisonnier de contradictions existentielles et d’un monde vidé de sens, il se heurte à l’absurde. Ce qui semblait être une libération intellectuelle, une ascension vers un avenir plus lumineux, débouche sur un chaos insoutenable. La promesse d’une existence splendide, portée par la seule puissance de la rationalité, se dissout en un tumulte stérile, « un récit plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot, et qui ne signifie rien (9) » (Macbeth, acte V, scène 5). Ainsi, loin d’être le maître souverain de son destin, l’homme moderne devient l’architecte d’un vide où ses propres certitudes l’étranglent, répétant le tragique destin de Macbeth : croyant tout conquérir, il ne récolte que ruine et désespoir.
Notes
(1) Charles de Koninck, De la primauté du bien commun contre les personnalistes et Le principe de l’ordre nouveau. Québec / Montréal: Éditions de l’Université Laval / Éditions Fides, 1943.
(2) Charles de Koninck meurt à Rome lors du Concile Vatican II le 13 février 1965. Né à Torhout, en Belgique, il fit ses études au collège d'Ostende avant de poursuivre sa formation en philosophie et en théologie auprès des Dominicains et à l'Université de Louvain. Marié en 1933, il s'installa au Canada l'année suivante pour enseigner à la Faculté de philosophie de l'Université Laval, à Québec, où il se consacra à l’enseignement de la philosophie de la nature et de la philosophie des sciences. Il fût appelé au Concile afin de définir une juste conception de la laïcité de l'État et de la liberté de conscience. De même, il s'employa à rechercher les fondements doctrinaux susceptibles de soutenir une solution au problème de la régulation des naissances.
(3) Le manifeste, dont Maritain est le principal rédacteur, dénonce avec vigueur les totalitarismes marxiste, nazi et fasciste, comme matérialistes et athées, en contradiction avec la dignité de la personne humaine.
(4) Koninck, C. D. and Luquet, S. (2023) La primauté du bien commun. Presses de l’Université Laval.
(5) Lequel est terrible, parce que c’est la négation de la miséricorde : tout ce que nous devons gratuitement à la miséricorde, tout cela est devenu exigés, “droits de l’homme et du citoyen”.
(6) Selon le Cerf : Henri-Marie Guindon (1908 – 2009), montfortain, est né à Plaisance, Québec, le 23 janvier 1908. Il fit ses études chez les Montfortains chez qui il fit profession le 15 août 1926 et fut ordonné prêtre le 7 février 1932. Puis, il fut professeur de lettres, de théologie et supérieur du séminaire montfortain. Docteur en théologie de l'université Laval, Québec, président de la Société canadienne d'études mariales, membre de l'Académie mariale pontificale de Rome, directeur de la revue « Marie ». Il considère que Grignon de Montfort trouve en Charles de Koninck son métaphysicien.
(7) Cardinal Mercier, La médiation universelle de la très sainte vierge et la vraie dévotion à Marie selon le Bx L.-M. Grignion de Montfort, Édité par Chez les pères Montfortains non daté.
(8) Cette notion de « péché d’angélisme » est au cœur de la critique faite par Charles de Koninck de la philosophie moderne (notamment l’humanisme) qui se caractérise, selon lui, par un refus de tout ce qui nous est donné. Le cours sur Nietzsche de 1936 (sur le surhomme) développe la nécessité de retrouver l’humilité positive qui demande deux vertus : la magnanimité et la magnificence. Comme l’écrit Charles de Koninck, ce qui est dangereux c’est l’abus de la dialectique : « Il est clair en second lieu que tous les modernes, en rejetant les premiers principes évidents par eux-mêmes et absolument certains, et en considérant tous les principes comme de simples hypothèses, abusent également de la sagesse. Ils en abusent en ce qu’ils rejettent les principes imposés à notre intellect par l’expérience sensible. Or, il est vrai que notre sagesse métaphysique est déficiente en tant que sagesse, en ce sens que le premier principe absolument certain, en lequel tout se résout ultimement, n’est pas le premier principe selon les choses, c’est-à-dire Dieu lui-même : ainsi, il n’est qu’un principe en lequel tout se résout selon notre science, mais non selon la réalité elle-même. De ce fait, notre sagesse a une certaine dépendance, en ce qu’elle n’est qu’une imitation de la sagesse divine. Et sous ce rapport, les modernes ont un cou orgueilleux, en ce que leur intellect refuse d’accepter un premier principe autre que Dieu lui-même, et selon cette logique, ils ne veulent pas exister autrement qu’en étant Dieu lui-même. En cela, ils sont à la fois insensés et orgueilleux. Mais ce n’est pas parce que nous abusons très facilement de la dialectique qu’il s’ensuit que le processus dialectique soit en lui-même mauvais et faux ; mais plutôt, en raison même de son excellence et de son efficacité, il comporte un grand danger. Nous avons donc dit que la dialectique possède une perfection, non seulement en ce que, par ce processus, nous nous approchons de la sagesse divine comme d’un terme qui nous dépasse toujours, mais aussi en ce qu’elle participe d’une certaine procession par similitude, c’est-à-dire en ce qu’au sein même de ce processus réside une raison d’origine tirée du premier principe, ainsi qu’une imitation de ce principe dans ce qui procède de lui. En effet, les choses qui procèdent du premier principe procèdent de celui-ci en tant que premier, en ce que tout ce qu’elles possèdent vient de ce premier principe, de sorte qu’elles ne sont que par ressemblance avec le principe ».
(9) Charles de Koninck écrit : « If man were outright insane, could any final state to which his own cherished notions might lead him be more utterly contradictory and meaningless than this? The emancipation of reason, which was to bring men a life more splendid than they had ever known, has come to a close in..."a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing” (Macbeth, Acte V, scène 5) ». Si l’homme était complètement fou, quel état final, auquel ses propres conceptions chéries pourraient le mener, pourrait être plus contradictoire et dénué de sens que celui-ci ? L’émancipation de la raison, qui devait offrir aux hommes une existence plus splendide qu’ils n’en avaient jamais connue, s’achève en… « un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. »
3. L’heureuse tragédie de l’intelligence humaine
Nigra sum, sed formosa
Je suis noire , mais belle.
Cant., I, 4.
La philosophie est, selon Charles de Koninck, certainement le plus profond des savoirs. Il s’étend en effet à tout. C’est à travers la philosophie que nous atteignons Dieu par la raison : et nous ne pouvons Le connaître qu’à travers les concepts de la philosophie (1). Mais paradoxalement, elle est aussi le plus superficiel puisque nous ne savons faire de la philosophie que grâce à des abstractions qui nous éloignent de plus en plus de la richesse de la réalité sensible. Nous ne pouvons connaître profondément les choses que grâce à des sacrifices.
Peut-être que les discours philosophiques semblent vides. Mais y a-t-il d’autres voies pour atteindre les choses dans leur concrétion ? Remarquons que cette connaissance trop inadéquate nous assure au moins d’une chose : nous savons que nous ne savons pas. Si la philosophie est difficile, c’est qu’elle nous blesse en révélant l’ampleur de notre ignorance. Elle est avant tout la mise au jour précise de ce que nous ne savons pas. Nous sondons l’abîme de notre ignorance. Nous crions ! Torture ! Nous souffrons.
Oui ! Voilà donc le paradoxe qui nous brûle : pour connaître plus profondément, il faut reculer de l’objet par abstraction, s’en éloigner. C’est une nécessité inhérente à notre intelligence humaine. Il ne faut donc pas s’étonner du vide apparent de nos idées les plus élevées. Pourtant, ce vide même témoigne de la puissance passive de notre intelligence. Nous portons en nous une capacité unique : une capacité du tout, une capacité de Dieu, puisque notre intelligence a pour objet tout ce qui est. Certes, ce tout ne lui est pas immédiatement présent, et Dieu n’est pas ce « tout et n’importe quoi ». Mais, en prenant conscience de ce manque en nous, nous devenons au moins activement capables du désir de tout embrasser.
Toutefois, si nous sommes capables de désirer cette vision immédiate de Dieu, il nous faut savoir et vivre que nous sommes incapables de l’atteindre par nos propres forces. Et nous en comprenons la raison : pour que cette vision nous soit naturelle, il aurait fallu que nous soyons Dieu Lui-même. Il est naturel à Dieu seul de Se voir tel qu’Il est. Déchirante infortune ! Ou heureuse imperfection ! Car un espoir demeure. Si notre puissance active est infiniment incapable d’atteindre Dieu, nous portons en nous une puissance passive par laquelle nous saisissons, négativement, le tout. Une puissance passive, certes, mais toute puissance passive peut être actualisée. La puissance passive en question ne le peut pas par nous-mêmes. Mais Dieu ne pourrait-il pas l’actualiser en dehors de l’ordre naturel ? Nous ne voyons pas en quoi un tel fait serait impossible. Pourtant, la nature ne peut exiger ce dont nous savons que le don relèverait d’un acte absolument libre.
Comment pourrions-nous savoir si une telle vision de Dieu nous est donnée ? Ce n’est certainement pas la philosophie qui pourrait nous l’enseigner, car elle ne porte que sur le nécessaire. Or, nous venons de voir que Dieu est libre à l’égard de cette actualisation possible. Il faudrait donc un fait contingent pour nous révéler sa décision divine. Ce fait contingent, c’est la Révélation, qui nous apprend que Dieu a daigné nous communiquer cette énergie surnaturelle, appelée grâce, nous rendant ainsi capables de voir Dieu. Telle est donc la fin ultime de l’intelligence, la nôtre ; celle à laquelle Marie a consenti par son “oui”. Fiat ! Jusqu’au pied de la Croix.
Ego Sapientia. Notre mémorial ? Ou peut-être une pierre blanche, un éclat de lumière vive, pour tous les Petit Poucet que nous sommes en marche vers le Paradis.
Allons aujourd’hui en chantant
« Ave Maria, gratia plena »
regarder la face qui au Christ
ressemble le plus, car seule sa clarté
peut nous disposer à voir le Christ ;
Allons-nous embellir de Marie
comme du soleil, l’étoile du matin,
Soyons de ceux qui regardent dans les yeux Marie,
si amoureux que nous paraissons de feu !
Ô Marie, que drape le soleil,
Vierge de tendresse, fille de ton fils,
humble et haute plus que toute créature !
Nous implorons de vous par grâce d’avoir la force
de pouvoir nous lever dans votre regard
plus haut, vers l’ultime salut,
et que s’ouvre à nous la joie suprême
de voir Dieu.
Sainte et belle entrée en Carême.
Éric Trélut, Gabat
Note : (1) N’en déplaise à Olivier Bonnassies et Michel-Yves Bolloré, co-auteurs du livre Dieu, la science, les preuves, Les éditions Trédaniel, 2021.