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Cinéma
La critique de Jean-Louis Requena
La critique de Jean-Louis Requena
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| Jean-Louis Requena 630 mots

La critique de Jean-Louis Requena

Rojo - Film argentin de Benjamin Naishtat – 109’

Un long plan fixe sur une villa banale, quelque part dans une ville d’Argentine. Nous sommes en 1975. Des gens sortent furtivement en emportant du mobilier : lampes, chaises, fauteuils, appareils électroménager… Sans transition aucune, une salle de restaurant tout aussi quelconque : un homme, la quarantaine, Claudio (Dario Grandinetti) assis, seul, face à une table portant deux couverts, feuillette machinalement le menu : il attend sa femme… Le serveur aimable devise avec lui. Soudain, un homme excité s’approche de lui et lui manifeste sa mauvaise humeur : Claudio occupe seul une table et de fait se croit tout permis… Excédé par les remarques désobligeantes de l’intrus, Claudio cède sa place tout en faisant des commentaires acides sur le comportement agressif de l’intrus qui parait de plus en plus hystérique…
La femme (Andrea Frigerio) de Claudio arrive enfin en s’excusant pour son retard. L’incident parait clos… Claudio a retrouvé une table. Mais la nuit, après le repas, à la sortie du restaurant, l’homme est là, et les invective en brandissant une arme…
La mécanique dramatique va s’enclencher, puis se défaire lentement tout au long du récit filmique en « polluant » tous les protagonistes de cette sombre histoire. C’est une sorte de thriller politique « flottant », car il évite tous les effets démonstratifs propres à ce genre : c’est la vie banale, précautionneuse, d’un avocat de province, Claudio, de sa femme et de sa fille dans l’Argentine de 1975 avant le « Golpe » (coup d’Etat du 24 mars 1976 par une junte de militaires).
Ce grand pays vit des moments dramatiques, incertains, depuis le retour (1973), et la mort de Juan Perón (1895/1974) ainsi que de sa succession au pouvoir, assurée par sa femme, Isabel Martinez de Perón, chef du gouvernement (?), notoirement incompétente, surveillée par les militaires cornaqués par les États-Unis.
Le pays en suspens parait amorphe comme lobotomisé. C’est ce glissement vers la dictature (1976/1983) que décrit admirablement le troisième long métrage de Benjamin Naishtat. Claudio avocat, notable de province est porteur d’une culpabilité, mais aussi d’un renoncement entaché de quelques malversations : il faut bien vivre ! Des personnages étonnants surgissent au détour d’une scène : un détective chilien fou et mystique. Un préfet martial flanqué d’un garde du corps armé d’une mitraillette. Un petit groupe de jeunes gens de bonne famille (los señoritos), violents… Benjamin Naishtat sème le long de son film des indices inquiétants sur la société argentine provinciale d’alors.
Ce réalisateur, afin d’éviter le discours classique du thriller politique contemporain avec ses fortes scènes démonstratives, aujourd’hui ressenties à juste titre par les spectateurs comme trop manichéennes, adopte, paradoxalement, la grammaire cinématographique particulière des années 1970 : l’image de son chef opérateur Pedro Sotero est suave, peu contrastée (tons, verts, ocres, rouges) avec emplois d’objectifs d’époque ! La décoratrice, Julieta Dolinski, a exécuté un travail minutieux de reconstitution des environnements familiers de cette époque (appartements, bureaux, lieux publics, etc.). Enfin, l’équipe son a élaboré, en cohésion, une bande sonore (paroles, sons ambiants, musiques) en « aplatissant » celle-ci (son mono !) gommant ainsi le relief sonore agressif de nombreux longs métrages actuels.
En conclusion, c’est un travail d’orfèvre sur les deux composants essentiels du cinéma : l’image et le son. Benjamin Naishtat, malgré son jeune âge (33 ans !) et sa courte carrière (deux longs métrages avant cet opus : Historia del Miedo – 2014, El Movimiento – 2015), nous fait ressentir l’aphasie, le malaise, qui ont « engourdi » une partie de la société argentine, harassée de ses multiples bouleversements politiques, avant l’instauration des « années de plomb » (1976/1983) de la dictature militaire du général Jorge Videla et de ses successeurs.
« Rojo » (rouge en castillan) a cumulé au dernier Festival de Saint-Sébastien 2018, le prix du meilleur acteur pour Dario Grandinetti, du meilleur réalisateur pour Benjamin Naishtat et de la meilleure photographie pour Pedro Sotero.

 

 

 

 

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