Le souvenir de Jacques Maritain fut particulièrement évoqué le 28 avril 1973 lors de son décès chez les Petits Frères de Jésus de Toulouse-Rangueil où il passa les dernières années de sa vie après le décès de Raïssa son épouse en 1960.
Nous comprîmes par le regard attristé de nos professeurs à l’Institut catholique de la ville que l’événement dépassait le souvenir du moment.
Petit fils de l’avocat Jacques Favre, opposant du Second Empire, Jacques naît en 1882 dans une famille protestante, libérale et républicaine. Ami des philosophes Bergson et de Péguy, il épouse en 1904 une jeune juive ukrainienne de Marioupol émigrée de 17 ans avec laquelle il fut étudiant à Paris en Sorbonne. Il se convertit au catholicisme avec elle deux ans plus tard sous l’égide de Léon Bloy.
Ils habiteront Meudon où se rencontreront un cercle d’artistes et d’écrivains, Julien Green, Jean Cocteau, Georges Rouault.
Maritain évolue au sein de l’Action Française autour de La Revue Universelle, sans avoir adhéré à l’antisémitisme ni au nationalisme intégral de Charles Maurras, par la suite rompant avec le Mouvement, devenu thomiste au sein du mouvement royaliste
Il évoquera “une démocratie chrétienne” dont il sera à l'époque le seul le défenseur en France.
Proche du gaullisme et du cardinal Montini, intellectuel italien futur pape Paul VI, il partagera le courant ecclésial en faveur du Concile Vatican II en cours. On le disait proche et conseil à la fois de la tenue de ce concile novateur.
Il rapporta dans le thème Trois réformateurs en 1925 son intérêt pour Descartes, Luther et Rousseau et son ouverture à la démocratie chrétienne peu ou prou partagée en France.
L’ évolution de sa pensée politique de jeune dreyfusard à l’origine vers les idées proches des catholic workers de Dorothy Day montre une continuité de sa réflexion personnelle.
L’Eglise parlait en ce temps de “démophilie”, Maritain arborera “l’idée d’ une démocratie” politique dans la tradition grecque d’Aristote
“La politique ne naît pas d’un contrat mais elle est une manifestation de la nature profonde de l’homme animal politique, la nature politique touche la liberté personnelle, et la communauté qu’elle inspire”, écrit-il. L’homme transcende la vie politique et la vie de la cité, sa personne est ordonnée à un absolu que la cité n’atteint pas.
Droits de l’homme et la loi naturelle, dans un texte publié en 1942 aux Etats Unis où il s’est réfugié avec Raïssa, pour engager sa résistance intellectuelle au nazisme.
Aucun pouvoir des hommes ne mérite la sacralité, aucun n’est à l’image de Dieu, Dieu est seule source selon l’esprit médiéval de Thomas d’Aquin de l’autorité dont le peuple investit les hommes choisis pour l’incarner, écrit-il dans L’homme et l’Etat en 1953.
... L’Etat n’est ni un tout, ni un sujet de droit ou une personne, il est partie du corps politique comme tout, subordonné à lui et au service de son bien commun, qu’il tient du peuple.
Il accueillit avec bonheur le choix de la liberté inscrite dans la Déclaration conciliaire Dignitatis Humanae, qu’il développa par sa pensée chrétienne en faveur de la démocratie.
Etienne Borne dira à ce propos de la pensée de Maritain qu’elle ne fut pas la philosophie de la démocratie chrétienne mais du philosophe chrétien de la démocratie.
L’épreuve de la guerre, la collusion de pouvoirs politiques ancrés dans une volonté de fonder un Etat confessionnel seront combattues par Maritain. La collaboration de l’Eglise de cette époque lui fut désastreuse.
Il ne s’agirait nullement de donner des avantages à l’Eglise catholique sur les autres religions, et aucune différence de traitement de fidèles ne saurait être entendue comme acceptable entre membres de confessions plurielles.
On connaît par les archives historiques son action à la demande du Général de Gaulle pour restaurer la confiance en France en faveur de l’Eglise catholique et des évêques pris dans l’étau de la collusion avec Vichy !
La supériorité du spirituel ne se conjugue jamais en terme de domination ni d’hégémonie et jamais le pouvoir politique ne peut être le bras séculier de l’église, écrit-il encore.
Déjà mentionnée dans Humanisme intégral de Maritain dès 1936, il évoque “une cité laïque vitalement chrétienne ou l’état laïque chrétiennement constitué débouchant sur la différence notée de l’agir en tant que chrétien se distinguent de agir en chrétien sans engager l’Eglise.”
Au terme d’une guerre épouvantable où les tenants de ces thèses s’affronteront sur le champ des idées et des armes, est venu le temps de disposer les chrétiens au service de la démocratie, en distinguant le politique et le religieux, évitant la confusion et la défense des intérêts partisans de chacun..
Les thèses de Maritain rencontreront inévitablement leurs adeptes et les adversaires du moment. Hier et aujourd’hui, les événements du monde le prouvent encore !
Pour les uns un sentiment déconnecté de l’histoire qui se vit sans chrétiens et sans église constituée, pour les fidèles du Concile un regain d’intérêt pour l’engagement au service du bien commun, des Droits et des Libertés personnelles si cruellement bannies par la guerre et rappelées par Maritain auteur d’Un humanisme intégral qui redonna confiance et espérance à la génération meurtrie par les idéologies passées et renaissantes.
Maritain et Raïssa furent les esprits éclairés de ce temps des années avant la confrontation mondiale qui suivit puis après.
La pensée de Maritain se relit encore aujourd’hui à l’aune de cette guerre européenne en cours où la confrontation des idéologies et des forces politiques se conjuguent à nouveau sur l’être chrétien, dans un état et dans une église tiraillée par ces opinions adverses peu en phase avec le bien commun des humanistes de l’histoire.
* les lecteurs peuvent relire L’engagement chrétien chez Salvator, Christianisme et démocratie chez Desclée de Brouwer , l’Homme et l’Etat chez Desclée de Brouwer, et la philosophie morale de Jacques Maritain chez Salvator !